Chaque jour apporte du nouveau avec des photos d'époque, des besoins de témoigner. Aujourd'hui, 6 juillet 2010, nous avons un contact qui va, sans doute, nous permettre d'obtenir un texte d'une proche du marin François Quéré.
Ce billet va s'arrêter à 17h24... Dans le suivant il sera 17h25 où explosion, souffle, mort, désespérance vont être les maîtres mots de la souffrance humaine.
A visiter la page écrite par Hugues Vigouroux, des archives municipales de Brest, dont la pertinence dans la recherche et dans l'apport décrypté d'archives a permis une connaissance plus approfondie sur ce drame: "Ocean Liberty 60 ans après, mémoires confrontées".
Venons-en aux faits:
Pourquoi ce liberty ship s'est-il dérouté sur Brest? Pourquoi un chargement aussi hétéroclite parmi les milliers de tonnes du nitrate d'ammonium? N'oublions pas que nous sortions de la guerre et que la dangerosité évidente de ce produit n'était pas établie. Pourtant en 1921... Pourtant en avril 1947 à Texas-City... Nous allons suivre le déroulement de cette explosion en rade de Brest sans commentaires sur les éventuels dysfonctionnements. Notre rôle est de rappeler l'évènement afin de démontrer que le destin scelle, parfois inopinément, des drames imprévisibles.
L'Europe sort exsangue de la Seconde Guerre Mondiale. Les bombardements ont réduit en cendres de nombreuses villes.Cette guerre aérienne à outrance a détruit des centaines de milliers de logements. En France, comme ailleurs, on ne compte plus les villes martyres: Le Havre, Brest...Le tissu industriel et économique est à rebâtir. Les Etats-Unis lancent le plan Marshall**. Vecteurs de cet approvisionnement massif du vieux continent en ruine,les liberty ships. Ces cargos, dont la construction en série débute dès 1936, sont conçus dans un premier temps pour soutenir l'effort de guerre allié en Angleterre et irriguent, en cette année 1947, les ports européens de produits de toutes sortes. Brest ne fait pas exception à la règle et depuis le printemps, c'est tous les 2 ou 3 jours qu'un de ces cargos sous pavillon américain ou norvégien est accueilli au 5ème bassin (sur un travail de Hugues Vigouroux des archives municipales de Brest). Les baraques fleurissent la ville, les bâtiments en dur sortent de terre comme des champignons... Pourtant!
La rigueur sur tous les produits en 1945.Archives de Brest.
Sous la falaise au niveau du monument américain (non reconstruit à cette date). Archives G.Jaffredou.
Un liberty ship amarré au quai à chevaux du 5ème bassin/ouest en 1945. Archives de Brest.
Le quai à chevaux au 28 juin 2010. Photo de YD.
L'Ocean Liberty est l'un d'entre eux.
Parti de New-York, le 11 juillet, il met cap sur Anvers mais sa première escale sera le port du Ponant ! Pourquoi ?
Voici les deux raisons qui, associées, ont décidé l'armement norvégien à venir d'abord sur Brest : une gréve générale en Belgique (très perturbée du fait d'une économie friable et faible) bloquant le port d'Anvers et une forte tempête sur l'océan Atlantique. Comme le démontre notre vidéo "Tempête dans le port" la violence des déferlantes sur un cargo oblige le commandant de bord à prendre la meilleure décision possible. Dans le cas qui nous préoccupe, nous saisissons les impondérables créant un évènement douloureux. De plus, au sortir de la guerre, les conflits sociaux sont très vifs... Les gens aspirent à un mieux être et ça se comprend. C'est au large de l'Atlantique que la journée du 28 juillet 1947 a commencé d'exister.
Il est dérouté vers le quai à chevaux.
Le 22 juillet les autorités françaises décident le déchargement du fret dévolu au port finistérien. Le quai du 5ème bassin/ouest est, chaque semaine de 1947, le poste d'amarrage privilégié de ces cargos. Il fait chaud.. très chaud en cet été exceptionnel. Les brestois viennent s'y promener avec les enfants... Ils ne savent pas, encore, que ce liberty ship va plonger la ville dans le désarroi et le deuil. Il accoste le 23 juillet. Les dockers vont y travailler... Eux ne savent pas, non plus, que l'Ocean Liberty va détruire des vies et des espoirs.
Nota: Sur la photo ci-dessous nous découvrons le quai à chevaux (dans le bassin juste au dessus des maisons et entrepôts), la passe-est (plus haut vers la presqu'île de Plougastel-Daoulas que l'on devine au fond), le banc de Saint-Marc où a eu lieu l'explosion de 17h25 (en haut à l'extrême-gauche juste dessous la légère tâche).
Vision des lieux du drame.Photo collection Goulven Le Gall.
En ce fatal 28 juillet 1947
6h: Les ouvriers dockers vont faire un schift (8h en continu) dans une des cales du bateau.
9h: Un fort vent de nord/est pousse le bateau contre le quai. Le thermomètre grimpe! Personne ne se sait encore que le feu couve pour devenir inexorablement meurtrier.
12h25: La chaleur est étouffante sur Brest: 27 degrés à l'ombre! Les caliers de la Maison Le Bras suent sang et eau dans cette carcasse métallique surchauffée. Léon Blois, pointeur de l'équipe (l'homme qui guide, par des signes spécifiques, le grutier lors de ce déchargement.) voit une fumée sortir de la cale 3 dont le contenu est destiné au Havre et à Boulogne. Il prévient le bord... Il stoppe ses collègues et signale le fait à sa hiérarchie. Il sait qu'à Texas-City...
De la forme de radoub n°1 l'objectif de Charles-Yves Peslin capte le destin.
12h35: Pierre Jaffredou, 18 ans, intervient sur le bateau avec ses collègues des Ponts et Chaussées (ouvrir la vidéo).
Pierre Jaffredou aujourd'hui.
12h45: Le Capitaine de Vaisseau Commandant de la Direction du Port, averti par cet instinctif professionnel qu'il y a un incendie très inquiétant à bord, fait alerter les pompiers et les remorqueurs portuaires.Dans son rapport, datant du 9 août 1947, le lieutenant Palu (commandant du corps des sapeurs-pompiers incendie de Brest) signale que dès l'arrivée des véhicules Leyland, jeep-dévidoir et voiture sanitaire outillée de brancards puis d'appareils respiratoires "Fendez" pour secours aux noyés ou asphyxiés, ll fait stopper la manière de combattre cet incendie. Du fait d'un risque d'accumulation des gaz il ordonne d'ouvrir les panneaux des cales 2 et 3 et d'enlever les chapeaux des cheminées d'aération. Cette décision spontanée et réfléchie arrive, sans doute, trop tard.
13h: Sur ordre de l'Ingénieur du Port, de la Marine nationale (Prémar) et autres responsables portuaires et civils un plan de sauvegarde est mis en place...
L'auto-pompe des services incendie file vers le port de commerce. Photo: Charles-Yves Peslin.
13h05: Les secours de la Marine et des Ponts et Chaussées (dont le port commerçant dépend) refroidissent, à l'aide d'une moto-pompe munie de 4 lances de 70 m/m, la partie avant de... la cale 1.Une initiative de sabordage à quai est proposée par Yves Bignon directeur des Abeilles portuaires. Elle n'est pas retenue. Nous retrouverons cet enseigne de vaisseau... plus loin dans le drame.
13h10: Les remorqueurs "Portzic" de 600 CV et "Canari" de 120 CV sont sur place. Ils sont peu puissants au vu du vent et du gabarit du liberty ship. L'Abeille 25 de la compagnie précitée a la capacité d'emmener une telle unité vers le large. En station brestoise au mois de mars 1947 il rejoint le Havre en été pour réintégrer la pointe du Finistère à l'automne!!! L'équipage quitte l'Ocean Liberty et les abords. Le capitaine Holst reste auprès de son cargo.
Le Portzic de 600 CV. Photo DDE.
Photo René Cadalen.
Les remorqueurs portuaires de nos jours. Photo Erwann Guéguéniat.
L'heure est aux grandes décisions.
13h15: Trois violentes explosions projettent des débris enflammés qui embrasent les proches dépôts portuaires. La coque vibre, des bruits sourds sortent de la cale 3. Une fumée noire accompagne des flammes... Le feu est nourri par le gas-oil, l'huile, la graisse et autres produits inflammables stockés parmi le nitrate d'ammonium. La marée est descendante et quoique avec un faible coefficient ceci cause un nouveau problème. L'Officier Principal des équipages de la D.P. est alerté ainsi que le remorqueur Plougastel. Sous la chaleur l'auto-pompe du service incendie voit sa peinture se cloquer et roussir.
Édifiante vision photographiée par Charles-Yves Peslin. Source archives municipales de Brest.
13h30: Les autorités en place, dont Mr. PIQUEMAL directeur du port, décident de faire sortir le navire vers le large. Le pilote civil trouvant la mission trop risquée se retire; la direction du port prend le relais. Le Plougastel et le Portzic prennent le liberty ship en remorque...Les haussières sont coupées à la hache... Le vent contrarie les manœuvres emploient... Le feu situé à l'avant du navire porte des fumées nitreuses mortelles... Le bateau touche l'angle du quai à chevaux et du 3ème éperon, la tentative de sortie par le sud échoue. Le remorquage par l'arrière est compliqué mais se réalise vers la passe EST peu profonde et assez étroite. C'est la seule solution, raisonnablement, envisageable. La coque de l'Ocean Liberty est brûlante. Le "Rosic" vient suppléer les autres unités. Le lieutenant Raymond Palu du service incendie, par le truchement de monsieur le sous-préfet, demande à la police de faire évacuer l'ensemble des ouvriers travaillant sur le port de commerce.
Par les 4 clichés de la collection Charles-Yves Peslin nous suivons le dernier remorquage de l'Ocean Liberty... dans une fatalité insoutenable.
Premières manœuvres. Photo Charles-Yves Peslin
Il l'oriente vers le sud... échec! Photo Charles-Yves Peslin
Direction la passe-est. Photo Charles-Yves Peslin.
Il sort du 5ème bassin et va s'échouer sur le banc de St.Marc. Photo Charles-Yves Peslin.
14h00/16h30: Un bateau-pompe de la marine arrose de son mieux avec des pompiers luttant sans espoir.Les remorqueurs récupèrent une nouvelle unité "le Huelgoat".Un écueil fatal se présente: le banc sablonneux de Saint-Marc. Malgré la volonté de tous le liberty ship tangue... Son tirant d'eau est de 7 mètres... Las la fosse des fonds est de 5 mètres... Le Plougastel déhale encore sur cent mètres l'Ocean Liberty qui s'échoue définitivement. LE RIVAGE, LA VILLE, LES HABITANTS DU PORT ET AUTRES EMPLOYÉS, LES COMMERCES, LES GENS SUR LES PLAGES, LES ENFANTS EN COLONIE AU CHÂTEAU DE KER STEARS SONT SOUS UNE MENACE IMMINENTE.... QUE FAIRE? Tous sont conscients... mais Yves Bignon encore plus. Il sait qu'il faut saborder ce liberty ship. Il trouve un volontaire pour l'emmener près du navire... François Quéré, c'est son nom, pilotera la vedette des Abeilles. Ils iront mettre des explosifs munis de cordeau et de détonateurs afin de percer et neutraliser cette véritable bombe. N'est-il pas un spécialiste lui qui nettoie le port des épaves et qui a renfloué sur l'endroit un sous-marin de 600 tonnes? Le feu vert escompté ne sera pas car il est écarté comme un gêneur.Il a eu 30 ans hier et paraît bien jeune. Ils pensent pouvoir... Ils font venir la canonnière "Goumier".
Le quartier-maître Eugène Le Fustec, chez lui, au début de l'année 1947. Photo de la famille Le Fustec.
L'escorteur Goumier se présente, après 19 jours d'absence, aux autorités. Photo des archives Prémar Atlantique.
15h05: Montent à bord de cette unité militaire: le préfet maritime, le sous-Préfet, l'administrateur de l'inscription maritime,l'ingénieur Piquemal, monsieur Stéphan de l'"Import-Export", monsieur Ravisse le consignataire du liberty ship, le commandant norvégien Holst. A l'approche de l'Ocean Liberty l'ordre est donné de viser la ligne de flottaison... avec des obus d'exercice inertes. Sachant que la marée baisse encore et qu'un échouage du Goumier est envisageable nous nous rendons compte de la difficulté de l'exercice de tir. De 15h25 à 16h30 à distance de 50 à 200 mètres 19 coups de 76 percutent le cargo... EN VAIN!! Alors l'Huelgoat et le bateau-pompe reviennent à l'abord de l'épave. Les courageux pompiers (dont Eugène Le Fustec) gravissent dessus et essaient une ultime neutralisation de l'incendie... Peine perdue.
Il est environ 16h30: Revenus sur un platin (partie sans vase et stable qui se découvre à marée basse) de carénage le commandant Holst, monsieur Ravisse, le commandant Pont (du pilotage civil) interpellent le directeur des Abeilles portuaires Yves Bignon sur place à ce moment-là. Une discussion s'engage afin de savoir si ce spécialiste des charges de dynamite peut intervenir. Il accepte de façon spontanée et a une réponse nette à la question "Quelles sont vos conditions?"... "Ce n'est pas une opération commerciale. Je le fais à titre personnel et seuls les frais engagés seront à rembourser". En connaissance de cause d'une mort possible il se prépare à bord de sa vedette où l'attend le marin volontaire François Quéré. Ces deux hommes sont unis... à jamais.
16h40/16h55: L'enseigne de vaisseau Yves Bignon demande au "Huelgoat" de s'écarter. Il place une première charge de dynamite... Trop éloignée du cargo l'explosion ne fait qu'une gerbe d'eau de la hauteur du navire. Cette immense déception ne pèse pas sur sa détermination... Il prépare un autre chapelet de ses explosifs. Il y a urgence... et il le sait!
L'enseigne de vaisseau Yves Bignon en début d'année 1947. Il est directeur aux "Abeilles".Photo de la collection famille Bignon.
Le marin volontaire François Quéré pilote le vedette des Abeilles. Il a 27 ans. Collection famille Quéré.
A 17h: Les feux sur les quais sont circonscrits... L'ordre est donné aux pompiers de la marine et des ponts et chaussées de rentrer en casernements. Une inquiétude saisit, soudain, le lieutenant Palu. Il aperçoit l'Ocean Liberty échoué face à l'usine d'engrais chimiques Dior, à l'usine à gaz, aux raffineries de pétrole. Tout ce complexe industriel se trouve sous la falaise au bas du château de KER STEARS. Les entrepôts de la CCI sont des baraques en bois où sont stockés des matériaux pour la reconstruction. Une camionnette et à une moto-pompe viennent se placer auprès de ces structures... 7 hommes sont prêts à intervenir. Le Goumier tente toujours de percer la carène de l'épave... sans succès, hélas! Le préfet maritime donne le signal du retrait aux bâtiments d'intervention vers une zone de 200 mètres minimum.
17h15: Un immense désespoir va saisir Yves Bignon et François Quéré lorsque sur la deuxième tentative de sabordage du liberty ship rien ne se passe. Raté! Ils reviennent vers le navire en feu... Yves Bignon relève son câble électrique en l'enroulant... Il veut recommencer... Ils sont à moins de 50 mètres de la mort... IL EST 17h24!!
Nota: Nous vous conseillons de lire le bel article de Jean-Yves Brouard consacré à ce drame et paru dans le trimestriel "Navires et marine marchande" n°32.Site : http://www.marine-marchande.net
Ces témoins inespérés qui revivent le cauchemar... pour nous instruire.
Nous n'avons pas mesuré nos efforts et ils sont récompensés. Dans les troisième et quatrième volets, de ce rappel tragique, vous entendrez madame Colette Bignon la femme de Yves du même nom, madame Annick Magnaguano (sa fille aînée), madame Jeannette Dubouilh , monsieur Maurice Le Fustec (son frére), monsieur Paul Carquin (vient de se marier en ce juillet 1947), monsieur Pierre Jestin et encore bien d'autres. Nous sommes satisfaits et espérons votre collaboration... vous qui l'avez vécu. Pour compléter votre information nous vous livrerons, aussi, un condensé des enquêtes administratives et des décisions de la Cour d'appel 4ème circuit des États-Unis d'Amérique en 1952. Voici la première partie de l'interview, réalisé par Yffic Dornic, de Colette Bignon toujours hantée par cette brutale déchirure de vie.
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Bien-sûr il faut penser à toutes les familles déchirées, mais elle est comme l'ambassadrice de tous ces gens marqués à jamais.
Qu'est-ce que le plan Marshall?
En quelques mots, ce plan (mieux connu des Américains sous le nom de European Recovery Program) avait pour but d'aider financièrement tous les pays Européens qui le souhaitaient. Cette aide concernait tant les marchandises que les capitaux selon une répartition à définir ensemble par les pays Européens qui en bénéficieraient. 16 pays bénéficieront de l'aide du plan Marshall qui fût proposé le 5 juin 1947 lors d'une cérémonie de remise de diplômes à Harward. Accepté par le président Truman, le 3 avril 1948, ce «programme de reconstruction européenne» (European Recovery Program ou ERP) permet à ces états européens de mettre en place une organisation supranationale dénommée OECE (Organisation européenne de coopération économique), ce en date du 16 avril 1948. Le 22, du même mois, la signature est effective entre les parties prenantes du plan Marshall.