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Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4, L II Ch VI : Différence entre versions

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Tandis que Mr. ''Brett'' étoit occupé de ces soins nécessaires, les Matelots, quoiqu'employés à des affaires assez importantes, se donnèrent la liberté de fouiller les maisons voisines de leur poste, et de s'amuser au pillage. La prémière chose qui s'offrit à leurs yeux, furent les habits que les ''Espagnols'' avoient oubliés d'emporter, et qui suivant la mode du Païs, étoient chamarrés de galons et de broderie. Nos Gens se jettèrent dessus avec avidité, et les endossèrent d'abord, par dessus leurs Jaquettes crasseuses et leurs Chausses poissées, sans oublier les belles Perruques et les Chapeaux bordés. Cette mode fut bientôt suivie par tout le Détachement ; et les derniers venus ne trouvant plus d'habits d'homme, assez beaux à leur gré, se rabattirent sur les Jupes et les Robes de Femme, qu'ils ne firent nulle difficulté d'ajouter à leur habillement ordinaire, pourvu qu'ils les trouvassent assez magnifiques. Les premiers de ces Masques qui se présentèrent aux yeux de Mr. ''Brett'', étoient si bien déguisés, qu'il eut peine à les reconnoître.
 
Tandis que Mr. ''Brett'' étoit occupé de ces soins nécessaires, les Matelots, quoiqu'employés à des affaires assez importantes, se donnèrent la liberté de fouiller les maisons voisines de leur poste, et de s'amuser au pillage. La prémière chose qui s'offrit à leurs yeux, furent les habits que les ''Espagnols'' avoient oubliés d'emporter, et qui suivant la mode du Païs, étoient chamarrés de galons et de broderie. Nos Gens se jettèrent dessus avec avidité, et les endossèrent d'abord, par dessus leurs Jaquettes crasseuses et leurs Chausses poissées, sans oublier les belles Perruques et les Chapeaux bordés. Cette mode fut bientôt suivie par tout le Détachement ; et les derniers venus ne trouvant plus d'habits d'homme, assez beaux à leur gré, se rabattirent sur les Jupes et les Robes de Femme, qu'ils ne firent nulle difficulté d'ajouter à leur habillement ordinaire, pourvu qu'ils les trouvassent assez magnifiques. Les premiers de ces Masques qui se présentèrent aux yeux de Mr. ''Brett'', étoient si bien déguisés, qu'il eut peine à les reconnoître.
  
C'est ainsi que se passa la prémière nuit que nos Gens furent à terre. Je reviens à présent au ''Centurion''. Après que nos Chaloupes nous eurent quittés, nous restames en panne, jusqu'à une heure du matin, et comme nous supposions que notre Détachement étoit alors bien près de débarquer, nous voguames doucement vers la Baye. A sept heures du matin, nous nous trouvames à son entrée, et bientôt après nous découvrimes la Ville. Quoique nous n'eussions pas lieu de douter du succès de notre entreprise, ce fut pourtant avec une joye sensible, que nous apperçumes, à l'aide des Lunettes d'approche, le Pavillon ''Anglois'', arboré au Fort. Nous louvoyames avec ardeur pour approcher de la Ville, aussi vite que nous pouvoit permettre le vent de terre gui souffloit alors. A onze heures, la Pinasse du ''Tryal'' vint à bord, chargée de piastres et d'argenterie d'Eglise, et l'Officier qui la commandoit nous fit le récit de ce qui s'étoit passé la nuit précédente, tel que je viens de le donner. A deux heures après-midi, nous jettames l'ancre, sur dix brasses et demie d'eau, à un mille et demi de la Ville, et par conséquent à portée d'avoir facilement communication avec ceux qui étoient à terre. Nous trouvames que Mr. ''Brett'' s'étoit employé sans relâche à rassembler les Trésors qu'il avoit trouvés dans la Ville, et qu'il n'avoit pas été troublé dans cette occupation. Cependant l'Ennemi assembloit toutes les Forces des environs sur une hauteur qu'on voyoit derrière la Ville, et ces Forces ne paroissoient pas méprisables. Nous y distinguions entre autres environ deux cens Cavaliers, bien montés, et bien armés, à ce qu'il nous paroissoit, et le tout étoit rangé en assez bon ordre, avec nombre de Tambours, de Trompettes et de Drapeaux. Ils faisoient le plus de bruit qu'ils pouvoient avec cette Musique guerrière, et paradoient avec grande ostentation, dans l'еspéгaпсе de nous intimider, et de nous forcer à nous retirer avant que d'avoir fini d'emporter notre butin, car ils savoient déja le peu de monde que nous avions à terre. Nous n'étions pas assez aisés à effrayer, pour croire que, leur Cavalerie, sur laquelle ils paroissoient le plus compter, ôsat s'engager dans les rues et venir nous attaquer entre les maisons, quand même nous eussions encore été en plus petit nombre. Ainsi nous continuames tranquilement tant que le jour dura, à embarquer le Trésor, les provisions, et les rafraichissemens, tels que Porcs, Volailles , etc. que nous trouvames dans cette Ville en grande abondance, Vers la nuit, le Commandeur pour prévenir toute surprise, envoya du renfort à terre : on prit poste dans les Rues qui aboutissoient à la Place, et on les traversa toutes de Barricades de six pieds de haut. L'Ennemi se tint tranquille pendant la nuit, et le lendemain, dès qu'il fit jour, nous recommençames notre ouvrage de charger nos Chaloupes et de les envoyer à bord.
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C'est ainsi que se passa la prémière nuit que nos Gens furent à terre. Je reviens à présent au ''Centurion''. Après que nos Chaloupes nous eurent quittés, nous restames en panne, jusqu'à une heure du matin, et comme nous supposions que notre Détachement étoit alors bien près de débarquer, nous voguames doucement vers la Baye. A sept heures du matin, nous nous trouvames à son entrée, et bientôt après nous découvrimes la Ville. Quoique nous n'eussions pas lieu de douter du succès de notre entreprise, ce fut pourtant avec une joye sensible, que nous apperçumes, à l'aide des Lunettes d'approche, le Pavillon ''Anglois'', arboré au Fort. Nous louvoyames avec ardeur pour approcher de la Ville, aussi vite que nous pouvoit permettre le vent de terre gui souffloit alors. A onze heures, la Pinasse du ''Tryal'' vint à bord, chargée de piastres et d'argenterie d'Eglise, et l'Officier qui la commandoit nous fit le récit de ce qui s'étoit passé la nuit précédente, tel que je viens de le donner. A deux heures après-midi, nous jettames l'ancre, sur dix brasses et demie d'eau, à un mille et demi de la Ville, et par conséquent à portée d'avoir facilement communication avec ceux qui étoient à terre. Nous trouvames que Mr. ''Brett'' s'étoit employé sans relâche à rassembler les Trésors qu'il avoit trouvés dans la Ville, et qu'il n'avoit pas été troublé dans cette occupation. Cependant l'Ennemi assembloit toutes les Forces des environs sur une hauteur qu'on voyoit derrière la Ville, et ces Forces ne paroissoient pas méprisables. Nous y distinguions entre autres environ deux cens Cavaliers, bien montés, et bien armés, à ce qu'il nous paroissoit, et le tout étoit rangé en assez bon ordre, avec nombre de Tambours, de Trompettes et de Drapeaux. Ils faisoient le plus de bruit qu'ils pouvoient avec cette Musique guerrière, et paradoient avec grande ostentation, dans l'espéгaпсe de nous intimider, et de nous forcer à nous retirer avant que d'avoir fini d'emporter notre butin, car ils savoient déja le peu de monde que nous avions à terre. Nous n'étions pas assez aisés à effrayer, pour croire que, leur Cavalerie, sur laquelle ils paroissoient le plus compter, ôsat s'engager dans les rues et venir nous attaquer entre les maisons, quand même nous eussions encore été en plus petit nombre. Ainsi nous continuames tranquilement tant que le jour dura, à embarquer le Trésor, les provisions, et les rafraichissemens, tels que Porcs, Volailles , etc. que nous trouvames dans cette Ville en grande abondance, Vers la nuit, le Commandeur pour prévenir toute surprise, envoya du renfort à terre : on prit poste dans les Rues qui aboutissoient à la Place, et on les traversa toutes de Barricades de six pieds de haut. L'Ennemi se tint tranquille pendant la nuit, et le lendemain, dès qu'il fit jour, nous recommençames notre ouvrage de charger nos Chaloupes et de les envoyer à bord.
  
 
Nous eumes lieu de nous appercevoir que les ordres que Mr. ''Anson'' avoit donnés, pour la prise du Gouverneur, avoient été très sages, et que c'étoit un grand malheur pour nous qu'ils n'eussent pas pu être exécutés. Nous trouvames des Magazins, remplis de marchandises de prix, qui nous étoient tout-à-fait inutiles, parce que nous n'avions pas de place dans nos Vaisseaux pour les loger. Si nous avions tenu le Gouverneur, il eût probablement traité avec nous du rachat de ces effets et de la Ville, et c'eût été un grand avantage de part et d'autre. Mais il se trouvoit en liberté ; il avoit ramassé toutes les Forces du Païs, à plusîeurs lieues à la ronde ; il lui en étoit même venu de ''Piura'', éloigné de quatorze lieues, et il étoit si charmé de se voir Général, qu'il ne s'embarassoit guère du sort de sa Place. Quoique Mr. ''Anson'' lui fit faire plusieurs messages, par les Habitans que nous avions pris, et qu'il l'invitât à traiter de ce rachat, dont il lui insinuoit qu'il lui feroit bon marché, et qu'il se contenteroit de quelque Bétail et autres rafraichissemens,, assurant en même tems qu'à son refus, il feroit mettre la Ville en feu ; malgré toutes ces avances, Mr. le Gouverneur fut si fier qu'il ne daigna pas même y faire la moindre réponse.
 
Nous eumes lieu de nous appercevoir que les ordres que Mr. ''Anson'' avoit donnés, pour la prise du Gouverneur, avoient été très sages, et que c'étoit un grand malheur pour nous qu'ils n'eussent pas pu être exécutés. Nous trouvames des Magazins, remplis de marchandises de prix, qui nous étoient tout-à-fait inutiles, parce que nous n'avions pas de place dans nos Vaisseaux pour les loger. Si nous avions tenu le Gouverneur, il eût probablement traité avec nous du rachat de ces effets et de la Ville, et c'eût été un grand avantage de part et d'autre. Mais il se trouvoit en liberté ; il avoit ramassé toutes les Forces du Païs, à plusîeurs lieues à la ronde ; il lui en étoit même venu de ''Piura'', éloigné de quatorze lieues, et il étoit si charmé de se voir Général, qu'il ne s'embarassoit guère du sort de sa Place. Quoique Mr. ''Anson'' lui fit faire plusieurs messages, par les Habitans que nous avions pris, et qu'il l'invitât à traiter de ce rachat, dont il lui insinuoit qu'il lui feroit bon marché, et qu'il se contenteroit de quelque Bétail et autres rafraichissemens,, assurant en même tems qu'à son refus, il feroit mettre la Ville en feu ; malgré toutes ces avances, Mr. le Gouverneur fut si fier qu'il ne daigna pas même y faire la moindre réponse.
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tomba entre nos mains. Il leur laissa l'apartement qu'elles y avoient occupé, défendit très expressément à ses Gens d'en approcher, et permit au Pilote de ce Batiment de rester auprès d'elles pour les garder. Ces manières d'un Ennemi, et d'un Ennemi Hérétique, surprirent ceux-mêmes des ''Espagnols'', qui avoient déja éprouvé les effets de son caractère aimable. Ils ne pouvoient comprendre qu'il eût résisté à la curiosité de voir de jolies personnes, et dont la plus jeune passoit même pour une beauté. Ces Dames furent si sensibles à toutes ces attentions, que lorsqu'il s'agit de débarquer à '''Paita'', et d'être mises en liberté, elles refusèrent d'aller à terre, avant qu'on les menât à bord du Centurion, et qu'elles eussent elles-mêmes témoigné leur reconnoissance au Commandeur. Je puis dire avec vérité qu'il n'y eut pas un seul de nos Prisonniers qui ne se louât du traitement qu'il avoit reçu de nous : un Père Jésuite, entre autres, qui étoit un homme fort considéré parmi eux, ne pouvoit se lasser d'exprimer sa reconnoissance de toutes les politesses, qu'il avoit reçues de nous, aussi bien que les autres Prisonniers ; et il assura Mr. ''Anson'', qu'il se sentoit obligé de lui rendre justice en toute occasion et de reconnoitre que sa conduite à leur égard ne pouvoit jamais être oubliée ; mais que sur-tout la manière dont il en avoit agi avec les Dames étoit si noble et si extraordinaire, qu'il craignoit que le respect qu'on portoit à son caractère, ne pût même lui faire ajouter foi, lorsqu'il en feroit le récit. Nous avons appris que nos Prisonniers n'ont pas changé de tons après être sortis de nos mains, et qu'ils ont rempli ''Lima'' et tout le ''Pérou'' des éloges du Commandeur. Le bon Père, en particulier, ne tarrissoit pas sur ses louanges, et a poussé la chose jusqu'à expliquer en sa faveur, dans un sens relâché et hypothétique, l'article de foi de son Eglise, qui dit que tous les Hérétiques sont damnés.
 
tomba entre nos mains. Il leur laissa l'apartement qu'elles y avoient occupé, défendit très expressément à ses Gens d'en approcher, et permit au Pilote de ce Batiment de rester auprès d'elles pour les garder. Ces manières d'un Ennemi, et d'un Ennemi Hérétique, surprirent ceux-mêmes des ''Espagnols'', qui avoient déja éprouvé les effets de son caractère aimable. Ils ne pouvoient comprendre qu'il eût résisté à la curiosité de voir de jolies personnes, et dont la plus jeune passoit même pour une beauté. Ces Dames furent si sensibles à toutes ces attentions, que lorsqu'il s'agit de débarquer à '''Paita'', et d'être mises en liberté, elles refusèrent d'aller à terre, avant qu'on les menât à bord du Centurion, et qu'elles eussent elles-mêmes témoigné leur reconnoissance au Commandeur. Je puis dire avec vérité qu'il n'y eut pas un seul de nos Prisonniers qui ne se louât du traitement qu'il avoit reçu de nous : un Père Jésuite, entre autres, qui étoit un homme fort considéré parmi eux, ne pouvoit se lasser d'exprimer sa reconnoissance de toutes les politesses, qu'il avoit reçues de nous, aussi bien que les autres Prisonniers ; et il assura Mr. ''Anson'', qu'il se sentoit obligé de lui rendre justice en toute occasion et de reconnoitre que sa conduite à leur égard ne pouvoit jamais être oubliée ; mais que sur-tout la manière dont il en avoit agi avec les Dames étoit si noble et si extraordinaire, qu'il craignoit que le respect qu'on portoit à son caractère, ne pût même lui faire ajouter foi, lorsqu'il en feroit le récit. Nous avons appris que nos Prisonniers n'ont pas changé de tons après être sortis de nos mains, et qu'ils ont rempli ''Lima'' et tout le ''Pérou'' des éloges du Commandeur. Le bon Père, en particulier, ne tarrissoit pas sur ses louanges, et a poussé la chose jusqu'à expliquer en sa faveur, dans un sens relâché et hypothétique, l'article de foi de son Eglise, qui dit que tous les Hérétiques sont damnés.
  
La manière dont les Espagnols peuvent penser sur notre Nation, n'est nullement une chose indifférente : leur estime nous importe peut-être plus que celle de tout le reste du Monde. Le Commerce que nous avons autrefois fait avec eux, et que nous pourrons faire encore dans la suite, est non seulement fort considérable, mais il est d'une nature toute particulière, et exige de part et d'autre de l'honneur et de la bonne foi. Quand nulle considération politique n'eût eu lieu, Mr. ''Anson'' n'eût pu en agir autrement : ç'auroit été une conduite trop opposée à son propre caгactèге de traiter avec dureté, ceux que le sort des armes livroit entre ses mains ; c'est ce dont tous les ''Espagnols'' de l' ''Amérique'' sont convaincus,  et son nom est en vénération dans tous les vastes Païs qu'ils habitent.
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La manière dont les Espagnols peuvent penser sur notre Nation, n'est nullement une chose indifférente : leur estime nous importe peut-être plus que celle de tout le reste du Monde. Le Commerce que nous avons autrefois fait avec eux, et que nous pourrons faire encore dans la suite, est non seulement fort considérable, mais il est d'une nature toute particulière, et exige de part et d'autre de l'honneur et de la bonne foi. Quand nulle considération politique n'eût eu lieu, Mr. ''Anson'' n'eût pu en agir autrement : ç'auroit été une conduite trop opposée à son propre caгactèгe de traiter avec dureté, ceux que le sort des armes livroit entre ses mains ; c'est ce dont tous les ''Espagnols'' de l' ''Amérique'' sont convaincus,  et son nom est en vénération dans tous les vastes Païs qu'ils habitent.
  
  

Version du 5 février 2015 à 10:33

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LIVRE II CHAPITRE VI


Prise de Paita, et ce que nous fimes jusqu à ce que nous quittâmes les Cotes du Pérou.


La Ville de Paita, à 5° 12' de Latitude Méridionale, est située dans un Canton fort stérile , dont le terrain n'est composé que de sable et d'ardoise : elle ne contient qu'environ deux cens familles , et on peu juger de son étendue par le Plan que j'en donne ici. Les Maisons n'y sont que d'un étage, et n'ont que des murs de roseaux refendus et d'argile, et des Toits de feuilles sèches. Cette manière de bâtir, toute légère qu'elle paroit, est assez solide, pour un Païs où la pluie est un phénomène rare. Il en tomba pourtant en 1728 et quoiqu'elle ne fût pas fort grande, elle eut la force de détremper les murs de plusieurs de ces Bâtimens et de les faire crouler. Le plus grand nombre des Habitans de Paita sont des Indiens, des Esclaves Nègres, des Mulâtres ou des Mestices ; et il y a fort peu de Blancs. Le Port de cette Ville ne peut guère passer que pour une Baye ; с'est pourtant le meilleur qu'il y ait dans ces Quartiers, et l'ancrage y est sur et bon. Il est fort fréquenté par les Vaisseaux qi viennent des Païs qui sont au Nord ; C'est le seul lieu de relâche pour les Vaisseaux qui vont d' Acapulco, Sonsonnate, Realejo et Panama, à Callao : la longueur de ces Voyages, qui pendant presque toute l'année ne peuvent se faire qu'en remontant contre le vent, oblige ces Vaisseaux à aborder la Côte pour faire de l'eau. Il est vrai que les environs de Paita sont si arides, qu'on n'y trouve pas une goute d'eau à boire, ni aucune sorte d'herbages, ni provisions d'aucune espèce , excepté du Poisson et quelques Chèvres : mais à deux ou trois lieues delà vers le Nord, il y a une Ville d' Indiens, nommée Colan, d'où on transporte à Paita, sur des Radeaux, de l'Eau, du Maïz, des Herbages, de la Volaille, et d'autres Rafraichissemens, pour les Vaisseaux qui touchent en cet endroit. On y amène aussi du Bétail de Piura, Ville située plus avant dans le Païs, à quatorze lieues de Paita. L'eau qu'on apporte de Colan, est d'une couleur blanchâtre, mais quoique nullement belle, on dit pourtant qu'elle est fort saine, on prétend même, qu'en serpentant entre des Bois de Salsepareille, elle devient imprégnée des vertus de ces Arbres. Le Port de Paita, outre ces commodités qu'i procure aux Vaisseaux destinés pour Callao, sert encore de lieu de débarquement aux Passagers, qui vont d' Acapulco et de Panama à Lima ; car comme il est éloigné de deux cens lieues de Callao, qui sert de Port à cette dernière Ville, et qu'on se trouve presque toujours le vent contraire à cette route, le voyage par Mer est extrêmement fatigant et enniueux, on aime mieux faire le Voyage par Terre ; il y a un chemin assez commode, parallèle à la Côte, où on trouve quelques Villages et quelques Gîtes passables.

On voit dans le Plan, que Paita est une Ville toute ouverte, et qui n'est défendue que par le Fort, qui y est marqué (B). Il nous importoit beaucoup d'être exactement informés de l'état de ce Fort : nous examinames donc nos prisonniers sur ce sujet, et ils nous apprirent, que le Fort etoit muni de huit pièces de Canon montées sur leurs affuts, mais qu'il n'avoit ni Fossé ni Ouvrages extérieurs, ni Remparts, n'étant fermé que d'un simple mur de brique; que la Garnison n'étoit composée que d'une seule Compagnie très foible, mais que la Ville pouvoit fournir outre cela trois cens hommes armés.

Anson-Gosse-1750-16.jpg

Après ces informations, Mr. Anson résolut, comme nous l'avons dit dans le Chapitre précédent, d'attaquer la Place, cette nuit même. Nous étions alors à douze lieues des Côte ; distance suffisante pour n'en être pas découverts, mais pas si grande, qu'en faisant force de voiles, nous ne puissions arriver dans la Baye, avant la nuit. Cependant jugea fort prudemment que nos Vaisseaux étoient trop gros pour n'être pas apperçus de loin, même pendant la nuit ; et qu'à cette vue, les Habitans alarmés transporteroient leurs meilleurs effets plus avant dans le Païs. D'ailleurs la Place n'étoit pas assez considérable pour qu'il fût besoin de toutes nos forces : ainsi il résolut de n'employer que nos Chaloupes à cette expédition. Il commanda donc le Bateau à dix-huit rames, notre Pinasse et celle du Tryal ; et ayant choisi cinquante et huit hommes pour s'y embarquer, il mit à leur tête le Lieutenant Brett, et lui donna les ordres nécessaires. Pour prévenir les contretems et la confusion, qui pouvoient naitre de l'obscurité de la nuit et de l'ignorance des lieux, il ordonna à deux Pilotes Espagnols d'accompagner Mr. Brett, de le mener au lieu de débarquement le plus convenable, et de lui servir de Guides, lorsqu'il seroit à terre. Pour s'assurer d'autant mieux de la fidélité de ces deux Espagnols, dans une conjoncture aussi délicate, Mr Anson assura tous nos Prisonniers, que si ces deux hommes le servoient bien en cette occasion, il leur rendroient à tous la liberté, et les relâcheroit en cet endroit ; mais qu'au moindre indice de trahison, les deux pilotes auroient d'abord la tête cassée, et que tous les autres Prisonniers que nus avions à bord, seroient emmenés en Angleterre. Nous trouvames ainsi l'art d'intéresser nos Prisonniers au succès de notre entreprise, et de nous mettre à couvert des effets de la négligence et de la perfidie de nos Guides.

Je ne puis m'empécher de remarquer une circonstance assez singulière à l'égard d'un de ces deux Pilotes, et que nous n'apprimes que dans la suite. Cet homme avoit été pris vingt ans auparavant par le Capitaine Clipperton, qui l'obligea à servir de Guide, dans une entreprise qu'il fit pour surprendre Traxillo, Ville située dans les Terres, au sud de Paita. Ce Pilote trouva le moyen de donner l'alarme aux Habitans, qui eurent le tems de se sauver, quoique la Ville fut prise. Ainsi cet homme servit malgrè lui de Guide, aux deux seules expéditions qui ayent été faites à terre, sur cette Côte, pendant un aussi long intervalle de tems. Mais revenons à notre sujet.

Durant ces préparatifs, nos Vaisseaux avançoient à force de voiles, vers le Port ; car nous étions encore trop éloignés pour être apperçus. A dix heures du soir, n'étant plus qu'à cinq lieues de la Ville, Mr. Brett nous quittoit avec les Chaloupes qu'il commandoit, et arriva à l'entrée de la Baye sans être découvert ; mais à peine y étoit-il entré que des gens qui étoient à bord d'un Vaisseau ancré dans le Port, l'apperçurent. Ils se jettèrent dans leur Chaloupe et ramèrent vers le Port en donnant l'alarme, et criant de toutes leurs forces, les Anglais, les Chiens d'Anglais ! Dans un moment toute la Ville fut en alarme ; et nos gens virent plusieurs lumières, qui alloient et venoient dans le Port, et d'autres marques des mouvemens que se donnoient les Habitans. Mr. Brett exhorta les Gens à ramer vivement vers le rivage, afin de donner à l'Ennemi le moins de tems qu'il se pourroit pour se mettre en défense. Cependant, avant que nos Chaloupes pussent gagner Terre, la Garnison du Fort avoit déja mis quelques pièces de Canon en état de tirer, et les avoit pointées vers le lieu du débarquement, et, apparament plutôt par hazard, que par adresse, vu l'obscurité de la nuit, un de ces coups fut assez bien ajusté, pour que le boulet passa justement au dessus de la tête de ceux qui montoient une des Chaloupes. Cela fit redoubler d'efforts à nos gens ; ensorte qu'il gagnèrent le rivage et débarquèrent avant qu'on eût le tems de leur tirer une seconde volée. Dès qu'ils furent à terre, un de leurs Guides les conduisit à l'entrée d'une rue étroite, à cinquante pas du rivage, où ils se trouvèrent à couvert du feu du Fort ; et s'étant formés, aussi bien que le tems le permettoit, ils marchèrent d'abord vers la Place de la Parade. Cette Place est un grand carré, au bout de la rue, par où ils étoient entrés : le Fort fait un des côtés de cette Place , et la Maison du Gouverneur en forme un autre comme on peut voir dans le Plan, où la rue dont il s'agit est marquée par une ligne ponctuée. Quoique nos gens marchassent en assez bon ordre, le bruit qu'ils faisoient, et leurs Huzzas, excités par la joye ordinaire aux Matelots, lorsqu'ils se sentent à terre, après une longue Navigation, par l'ardeur que leur inspiroit la présence de l'Ennemi, et par l'espérance du butin, tout cela joint à leurs Tambours qui se faisoit entendre de toute leur force, faisoient paroître leur nombre beaucoup plus grand qu'il n'étoit et persuadèrent aux habitans, qu'ils avoient au moins trois cens hommes en tête, et qu'il convenoit mieux de penser à la fuite qu'à se défendre. Ainsi nos gens n'eurent à essuyer qu'une décharge, qui leur fut faite par les Marchands, à qui appartenoient les Trésors qui se trouvoient alors dans la Ville, et par quelques autres qui s'étoient joints à eux ; ces Gens s'étoient postés dans une Gallerie qui entouroit la Maison du Gouverneur, mais dès-que les Nôtres eurent fait feu sur eux, ils quittèrent leur poste et les laissèrent maitres de la Place.

Après ce succès, Mr. Brett divisa son monde en deux partis ; il ordonnat à l'un d'environner le logis du Gouverneur, et de tâcher de se saisir de sa personne, et il marcha à la tête de l'autre vers le Fort, à dessein de l'emporter : mais il le trouva abandonné, la Garnison en ayant passé par dessus les Murs pour s'enfuir. Ainsi, en moins d'un quart d'heure, à compter du moment de la descente, nous fumes maitre de la Ville, sans autre perte que d'un homme tué et de deux blessés : dont l'un fut le Pilote Espagnol de la Thérèse, à qui une balle de mousquet effleura le poignet. Mr. de Keppel, fils de Mylord Albemarle, l'échapa belle , une balle lui emporta le bec d'un bonnet de Postillon, dont il étoit coiffé, et lui rasa la temple, mais sans le blesser.

Mr. Brett plaça une Garde dans le Fort ; une autre à la Maison du Gouverneur, et des Sentinelles à toutes les avenues de la Ville, tant pour prévenir les surprises de la part de l'Ennemi, que pour empêcher le désordre et le pillage. Son prémier soin ensuite fut de prendre possession de la Douane, où les Trésors des Marchands étoient déposés et d'examiner combien il étoit resté d' Espagnols en Ville, pour pouvoir juger des précautions qu'il y avoit à prendre. Il eut bientôt l'esprit en repos sur cet article ; la plupart des Habitans, réveillés en sursaut par l'alarme, s'étoient sauvés en chemise. Le Gouverneur même n'avoit pas été des moins pressés ; car il s'enfuit, un pied chaussé et l'autre nud, abandonnant sa Femme, jeune Dame de dix-sept ans, qu'il n'avoit épousée que depuis trois ou quatre jours. Cependant elle ne fut pas prise, deux Sentinelles Espagnoles l'ayant emmenée en chemise , dans l'instant que nos Gens environnoient la Maison. Nous fumes fort fâchés que le Gouverneur nous eût échappé ; Mr. Anfon avoit bien expressement recommandé qu'on fît tout ce qu'on pourroit pour se saisir de sa personne, persuadé qu'il contribueroit efficacement à faire traiter du rachat de la Ville ; mais il n'y eut pas moyen de l'attraper. Le peu d'Habitans qui étoient restés, furent renfermés, sous bonne garde, dans une des Eglises, à l'exception de quelques Nègres vigoureux, qui furent employés tout le reste de la nuit à transporter au Fort les Trésors qu'on trouva dans la Douane, et dans d'autres endroits : bien entendu qu'on eut soin de les faire accompagner de quelques Mousquetaires.

Tandis que Mr. Brett étoit occupé de ces soins nécessaires, les Matelots, quoiqu'employés à des affaires assez importantes, se donnèrent la liberté de fouiller les maisons voisines de leur poste, et de s'amuser au pillage. La prémière chose qui s'offrit à leurs yeux, furent les habits que les Espagnols avoient oubliés d'emporter, et qui suivant la mode du Païs, étoient chamarrés de galons et de broderie. Nos Gens se jettèrent dessus avec avidité, et les endossèrent d'abord, par dessus leurs Jaquettes crasseuses et leurs Chausses poissées, sans oublier les belles Perruques et les Chapeaux bordés. Cette mode fut bientôt suivie par tout le Détachement ; et les derniers venus ne trouvant plus d'habits d'homme, assez beaux à leur gré, se rabattirent sur les Jupes et les Robes de Femme, qu'ils ne firent nulle difficulté d'ajouter à leur habillement ordinaire, pourvu qu'ils les trouvassent assez magnifiques. Les premiers de ces Masques qui se présentèrent aux yeux de Mr. Brett, étoient si bien déguisés, qu'il eut peine à les reconnoître.

C'est ainsi que se passa la prémière nuit que nos Gens furent à terre. Je reviens à présent au Centurion. Après que nos Chaloupes nous eurent quittés, nous restames en panne, jusqu'à une heure du matin, et comme nous supposions que notre Détachement étoit alors bien près de débarquer, nous voguames doucement vers la Baye. A sept heures du matin, nous nous trouvames à son entrée, et bientôt après nous découvrimes la Ville. Quoique nous n'eussions pas lieu de douter du succès de notre entreprise, ce fut pourtant avec une joye sensible, que nous apperçumes, à l'aide des Lunettes d'approche, le Pavillon Anglois, arboré au Fort. Nous louvoyames avec ardeur pour approcher de la Ville, aussi vite que nous pouvoit permettre le vent de terre gui souffloit alors. A onze heures, la Pinasse du Tryal vint à bord, chargée de piastres et d'argenterie d'Eglise, et l'Officier qui la commandoit nous fit le récit de ce qui s'étoit passé la nuit précédente, tel que je viens de le donner. A deux heures après-midi, nous jettames l'ancre, sur dix brasses et demie d'eau, à un mille et demi de la Ville, et par conséquent à portée d'avoir facilement communication avec ceux qui étoient à terre. Nous trouvames que Mr. Brett s'étoit employé sans relâche à rassembler les Trésors qu'il avoit trouvés dans la Ville, et qu'il n'avoit pas été troublé dans cette occupation. Cependant l'Ennemi assembloit toutes les Forces des environs sur une hauteur qu'on voyoit derrière la Ville, et ces Forces ne paroissoient pas méprisables. Nous y distinguions entre autres environ deux cens Cavaliers, bien montés, et bien armés, à ce qu'il nous paroissoit, et le tout étoit rangé en assez bon ordre, avec nombre de Tambours, de Trompettes et de Drapeaux. Ils faisoient le plus de bruit qu'ils pouvoient avec cette Musique guerrière, et paradoient avec grande ostentation, dans l'espéгaпсe de nous intimider, et de nous forcer à nous retirer avant que d'avoir fini d'emporter notre butin, car ils savoient déja le peu de monde que nous avions à terre. Nous n'étions pas assez aisés à effrayer, pour croire que, leur Cavalerie, sur laquelle ils paroissoient le plus compter, ôsat s'engager dans les rues et venir nous attaquer entre les maisons, quand même nous eussions encore été en plus petit nombre. Ainsi nous continuames tranquilement tant que le jour dura, à embarquer le Trésor, les provisions, et les rafraichissemens, tels que Porcs, Volailles , etc. que nous trouvames dans cette Ville en grande abondance, Vers la nuit, le Commandeur pour prévenir toute surprise, envoya du renfort à terre : on prit poste dans les Rues qui aboutissoient à la Place, et on les traversa toutes de Barricades de six pieds de haut. L'Ennemi se tint tranquille pendant la nuit, et le lendemain, dès qu'il fit jour, nous recommençames notre ouvrage de charger nos Chaloupes et de les envoyer à bord.

Nous eumes lieu de nous appercevoir que les ordres que Mr. Anson avoit donnés, pour la prise du Gouverneur, avoient été très sages, et que c'étoit un grand malheur pour nous qu'ils n'eussent pas pu être exécutés. Nous trouvames des Magazins, remplis de marchandises de prix, qui nous étoient tout-à-fait inutiles, parce que nous n'avions pas de place dans nos Vaisseaux pour les loger. Si nous avions tenu le Gouverneur, il eût probablement traité avec nous du rachat de ces effets et de la Ville, et c'eût été un grand avantage de part et d'autre. Mais il se trouvoit en liberté ; il avoit ramassé toutes les Forces du Païs, à plusîeurs lieues à la ronde ; il lui en étoit même venu de Piura, éloigné de quatorze lieues, et il étoit si charmé de se voir Général, qu'il ne s'embarassoit guère du sort de sa Place. Quoique Mr. Anson lui fit faire plusieurs messages, par les Habitans que nous avions pris, et qu'il l'invitât à traiter de ce rachat, dont il lui insinuoit qu'il lui feroit bon marché, et qu'il se contenteroit de quelque Bétail et autres rafraichissemens,, assurant en même tems qu'à son refus, il feroit mettre la Ville en feu ; malgré toutes ces avances, Mr. le Gouverneur fut si fier qu'il ne daigna pas même y faire la moindre réponse.

Le second jour que nous fumes en possession de la Ville, plusieurs Esclaves Nègres désertèrent du Corps d' Espagnols, qui étoit sur la hauteur, et vinrent se rendre à nous : l'un d'eux fut reconnu par un des Prisonniers, que nous avions à bord, qui l'avoit vu à Panama. D'un autre côté, les Espagnols qui étoient sur la hauteur, souffroient une extrême disette d'eau, et plusieurs de leurs Esclaves se glissoient adroitement dans les maisons de la Ville, et enlevoient des Jarres d'eau, qu'ils portoient à leurs Maitres ; et quoique nos Gens en attrapassent quelques-uns, la soif étoit si prenante dans leur Camp, qu'ils continuèrent ce manège pendant tout le tems que nous restames maitres de la Place. Ce même jour, nous apprimes des Déserteurs et des Prisonniers que nous fimes, que les Espagnols dont le nombre étoit fort augmenté, étoient résolus d'attaquer la Ville et le Fort, la nuit suivante, et qu'un certain Gordon, Ecossois Catholique, et Capitaine de Vaisseau dans ces Mers, devoit avoir la direction de cette attaque. Malgré ces avis, nous continuames notre ouvrage sans inquiétude jusqu'au soir, que le Commandeur envoya encore du renfort à terre. Mr. Brett doubla les Gardes à chaque barricade, joignit les Postes, par le moyen de Sentinelles, placées à portée de la voix, l'une de l'autre, et fit faire des Rondes fréquentes accompagnées de Tambours. Ces marques de vigilance ne pouvoient être inconnues à l'Ennemi, qui entendoit le bruit de nos Tambours, et peut-être la voix des Sentinelles ; elles lui donnèrent apparemment à penser, refroidirent son courage et lui firent oublier les rodomontades du jour ; car il nous laissa passer cette nuit aussi paisiblement que la précédente.

Dès le soir de ce même jour, les Trésors étoient déja à bord du Centurion ; ainsi le lendemain, 15 de Novembre, nos Chaloupes furent employées à transporter les autres effets de prix, dont nous jugeames à propos de nous charger. Le Commandeur, ayant résolu de partir ce jour-là, envoya à terre dès les dix-heures du matin, tous les Prisonniers qu'il avoit à bord, ainsi qu'il le leur avoit promis. ils étoient au nombre de quatre-vingt-huit personnes, et Mr. Brett eut ordre de les renfermer dans une Eglise jusqu'au moment qu'il voudroit s'embarquer. Il devoit dans cet instant même mettre le feu à toute la Ville, excepté aux deux Eglises, qui par bonheur étoient séparées des maisons. Ces ordres furent ponctuellement exécutés, Mr. Brett fit mettre de la Poix et du Goudron, qu'on trouva en grande quantité dans cette Ville, dans des Maisons, situées en différentes Rues, afin que le Feu prît avec violence en plusieurs endroits à la fois, et que l'action en fut si prompte et si générale qu'il ne fût pas au pouvoir de l'Ennemi de l'éteindre après notre départ. Ces préparatifs faits, et le Canon du Fort encloué, Mr. Brett fit mettre le feu aux Maisons, qui étoient au-dessus du vent, et rassemblant son monde, il marcha vers le rivage où les Chaloupes l'attendoient. Cet endroit du rivage étoit une plage toute découverte hors de la Ville, vers le lieu où les Eglises sont marquées dans le Plan ; de sorte que les Espagnols voyant clairement qu'il s'apprêtoit à faire retraite, résolurent de la troubler, et de tâcher de gagner quelque avantage dont ils pussent se vanter. Pour cet effet, un petit Escadron, choisi sans doute, sur toute leur Cavalerie, descendit de la hauteur, et s'avança avec une résolution, qui nous auroit fait croire qu'ils alloient charger nos Gens, et profiter de l'avantage d'une Plaine ouverte, si nous n'avions pas eu de justes idées de leur valeur. Nous jugeames donc, et nous ne nous trompames pas, que toutes ces apparences n'étoient que pure ostentation ; aussi d'abord que Mr. Brett eut fait faire halte et fait front à l'Ennemi, ce dernier s'arrêta tout court, et depuis ne fit pas un pas en avant. Nos Gens arrivés à leurs Chaloupes, s'arrêtèrent et attendirent assez longtems, parce qu'ils s'apperçurent qu'il leur manquoit un homme : mais voyant que, quelques informations qu'on fît, on ne pouvoit apprendre ce qu'il étoit devenu, on se résolut à partir sans lui. Nos Gens étoient déja embarqués jusqu'au dernier, et les Chaloupes quittoient le rivage, lorsqu'on l'entendit crier de toutes ses forces qu'on l'attendit. La Ville étoit toute en feu et la fumée couvroit la Plage, de manière qu'on ne pouvoit le voir, quoiqu'on l'entendît très bien. Mr. Brett envoya une des Chaloupes au secours de cet homme, qui le trouva dans l'eau, jusqu'au cou ; car il étoit entré dans la Mer aussi avant qu'il avoit ôsé, pressé par la crainte de tomber entre les mains d'un Ennemi, rendu furieux par le pillage de ses biens, et l'incendie de ses maisons. Il avoua que la cause de son retard étoit une dose un peu forte d'eau de vie, qu'il avoit prise ce matin, et qui l'avoit plongé dans un sommeil, dont il n'avoit été tiré que par le feu qui l'avoit approché d'un peu trop près, et qui s'étoit fait sentir trop vivement. Il fut fort surpris en ouvrant les yeux de se trouver au milieu des flammes, et de voir courir ça et là des Espagnols et des Indiens. La frayeur dissipa dans l'instant son yvresse, et lui rendit assez de présence d'esprit, pour avoir l'attention de s'échapper à travers la plus épaisse fumée, pour se dérober aux yeux de l'Ennemi. Il courut de toute sa force vers le rivage, et entra dans la Mer aussi avant que le pouvoit un homme qui ne savoit pas nager ; le tout sans avoir la moindre curiosité de regarder derrière soi.

Je dois dire à l'honneur de nos Gens, que quoiqu'ils eussent trouvé grande quantité de vins et de liqueurs dans cette Ville, cet homme fut le seul, qui s'oublia au point de s'enyvrer. Leur conduite, en tout, pendant qu'ils furent à terre, fut beaucoup plus sage, qu'on n'avoit lieu de l'attendre, d'une troupe de Marins, qui avoit été pendant si longtems confinés dans un Vaisseau. Il est vrai qu'une bonne partie de cette sagesse est due à la vigilance de nos Officiers et à l'exacte discipline que Mr. Anson faisoit observer à son bord ; mais avec tout cela , il faut avouer que ce n'est pas un effort commun à des Matelots que de savoir se modérer sur l'usage des liqueurs fortes, lorsqu'ils s'en trouvent à même.

A cet exemple unique d'yvrognerie, il faut ajouter une faute d'une autre espèce, qu'un de nos Gens commit, et qui fut accompagnée de circonstances assez singulières. Un Anglois qui avoit été autrefois employé dans les Chantiers de Portsmouth, comme Charpentier de Vaisseau, et qui étoit passé depuis au service d' Espagne, exerçoit le même métier à Guaiaquil ; et ses Parens, informés qu'il étoit dans ce Païs, lui avoient écrit par la voye du Centurion. Cet homme se trouvait alors dans le Corps d' Espagnols, posté sur la hauteur de Paita, et désirant de se signaler et de se rendre recommandable à ses nouveaux Maitres, il s'avança vers la Ville, sans armes, et aborda une de nos Sentinelles, en faisant semblant de vouloir quitter les Espagnols et de se rendre à nous. Notre Sentinelle avoit un Pislolet bandé, mais il se laissa amuser par cet homme et le laissa approcher de trop près. Le Charpentier prit son tems, se saisit du Pistolet, l'arracha des mains de la Sentinelle, et s'enfuit vers l'Ennemi. Deux de nos Gens, qui s'étoient avancés vers cet endroit, dès qu'ils avoient vu cet homme s'approcher de la Sentinelle, se trouvèrent à portée de courir après lui ; mais il gagna la hauteur avant qu'ils pussent le joindre, et quand il s'y vit, il se tourna vers eux et leur lâcha son coup de Pislolet ; ils lui tirèrent aussi les leurs, et quoiqu'il fût à une assez grande distance et que la crête de la hauteur le leur dérobât, quand ils tirèrent sur lui, ils apprirent pourtant dans la suite, qu'ils l'avoient atteint et qu'il en étoit mort sur le champ. La Sentinelle qui s'étoit laissé surprendre si sottement, fut châtiée, comme elle le méritoit, et servit d'exemple aux autres qui auroient pu se laisser surprendre dans un cas de plus grande conséquence.

Tandis que nos Chaloupes ramoient de leur mieux pour regagner l'Escadre, les flammes avoient gagné toute la Ville, et y avoient fait de tels ravages, tant par le soin que nous avions eu d'y distribuer quantité de matières combustibles, que par la structure des édifices et les matériaux dont ils étoient faits, que l'Ennemi, quelque nombreux qu'il parût être, se trouva dans l'impossibilité d'arrêter l'incendie, et de sauver ni maisons, ni marchandises. Toute une Ville en feu, et sur-tout quand elle brule avec une pareille violence, offre un spectacle singulier, et qui a quelque chose de grand. Mr. Brett jugea qu'il valoit la peine d'en faire un dessein : nous le donnons dans la Planche suivante, où l'on voit aussi les Vaisseaux qui étoient ancrés dans le Port.

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Dès que le Détachement, que nous ramenoient nos Chaloupes, eut rejoint l'Escadre, notre Commandeur se prépara à quitter cet endroit le même soir. En y arrivant , nous y avions trouvé six Vaisseaux : le premier étoit celui qu'on nous avoit dit qui devoit transporter le Trésor à la Côte du Mexique ; et comme nous étions persuadés qu'il étoit très bon Voilier, nous résolumes de l'emmener avec nous : les autres étoient deux Senaux, une Barque, et deux Galères de trente-six rames chacune. Nous apprimes depuis, que ces deux dernières et plusieurs autres semblables qu'on avoit bâties dans différens Ports, étoient destinées à nous empêcher de faire descente aux environs de Callao : car les Espagnols, sur les premiers avis qu'ils eurent de l'équipement de notre Escadre et de sa force, crurent que nous en voulions à Lima. Mr. Anson , ne sachant que faire de ces cinq Vaisseaux , en avoit d'abord fait couper les Mâts, dès notre arrivée, et à notre départ, nous les remorquames hors du Port, y perçames des trous, et les coulames à fond. Mr. Hughs, Lieutenant du Tryal, fut mis avec dix hommes, sur le sixième que nous emmenames, qui étoit nommé le Solidad, après quoi notre Escadre leva l'ancre vers minuit, et partit au nombre de six Vaisseaux, le Centurion, le Tryal, le Carmélo, la Thérèse, le Carmin, et le Solidad.

Avant d'aller plus loin, je crois que c'est ici le lieu d'instruire le Lecteur de la valeur du butin, que nous fimes en cette occasion, et du dommage que nous causames aux Espagnols. J'ai déja dit que nous y trouvames une grande quantité d'effets de prix, qui ne pouvoient nous être d'aucun usage, et que nous ne pouvions emporter ; ainsi pour cet article, je ne puis guère, qu'en estimer en gros la valeur. Les Espagnols, dans les représentations qu'ils firent à la Cour de Madrid, firent monter leur perte, comme nous l'avons appris depuis, à un Million et demi de Piastres : et je crois bien que cette somme n'est pas fort exagérée, car une bonne partie des effets que nous fimes consumer aux flammes , étoient des étofes de grand prix, telles que Draps fins, Soyeries, Batistes, etc. Notre profit, quoique fort inférieur à la perte de l'Ennemi, ne fut cependant pas petit ; la Vaisselle et l'argent monnoyé montoient à plus de 30000 liv. sterl. sans compter plusieurs Joyaux, Bagues, Bracelets, etc. ; dont il ne nous fut pas possible de fixer au juste la valeur. D'ailleurs ce que les Pillards s'approprièrent n'est pas compris dans cette somme, en un mot, ce fut le butin le plus considérable que nous eussions fait sur cette Côte.

Avant que de quitter ces Quartiers, je ne dois pas passer sous silence la conduite que Mr. Anson y a tenue à l'égard des Prisonniers ; conduite, qui n'a pas peu contribué à y relever l'honneur de la Nation. J'ai déja dit que nous les relâchames en cet endroit. Il y avoit parmi eux des personnes de considération, entre autres un jeune homme de dix-sept ans, fils du Vice-Président du Conseil du Chili. On sait toutes les barbaries que les Boucaniers et les Flibustiers ont commis autrefois ; et les Gens d'Eglise s'en étoient habilement servis pour donner à tous les habitans de ces Païs les idées les plus affreuses de la Nation Angloise. Nos Prisonniers, la prémière fois que nous les obligeames à passer sur nos Vaisseaux, y parurent tous saisis d'effroi et d'horreur. Le jeune-homme entre autres, dont je viens de parler, qui n'étoit jamais sorti de la maison paternelle, déploroit son sort de la manière la plus touchante, il regrettoit son Père, sa Mère, ses Frères, ses Sœurs, sa terre natale, dont il se croyoit séparé pour jamais, et s'imaginoit être condamné pour le reste de sa vie à l'esclavage le plus dur, et le plus bas. C'étoit-là à peu près la manière de penser de tous les Espagnols, qui nous tomboient entre les mains. Mr. Anson n'épargna rien de tout ce qui pouvoit effacer ces fausses idées qu'ils s'étoient formées de nous : il eut soin de faire manger tour à tour à sa table les plus considérables d'entre eux, autant qu'il y avoit de place, et donna les ordres les plus sévères pour qu'ils fussent tous traités avec toute la décence et l'humanité possibles. Malgré ces précautions, nous remarquions fort bien qu'il leur falloit quelques jours pour se désabuser, et pour s'ôter de l'esprit que cette douceur feroit bientôt place à des cruautés inouies. Enfin pourtant ils se rassurèrent ; la tranquilité et la joye même succédèrent à leurs craintes, et ils ne parurent plus s'inquiéter beaucoup de leur prison. Le jeune-homme, dont j'ai déja parlé, changea si bien d'idée, conçut tant de respect et de tendresse pour Mr. Anson, et prit tant de goût à notre manière de vivre, qui lui étoit toute nouvelle, que lorsqu'on le relâcha à Paita, je doute s'il n'eût pas mieux aimé venir faire un voyage avec nous en Angleterre, que de s'en retourner chez lui.

Cette conduite de Mr. Anson à l'égard de ses Prisonniers leur donna les plus grandes idées de son humanité et de sa bonté, et comme les hommes aiment volontiers à former des règles générales, elle les disposa à juger fort avantageusement de la Nation Angloise. Cependant quelque vénération que nos premiers Prisonniers eussent conçue pour Mr. Anson, elle fut bien augmentée par la manière dont il en agit à l'égard des femmes, qui se trouvoient à bord de la Thérèse, lorsque ce Vaisseau tomba entre nos mains. Il leur laissa l'apartement qu'elles y avoient occupé, défendit très expressément à ses Gens d'en approcher, et permit au Pilote de ce Batiment de rester auprès d'elles pour les garder. Ces manières d'un Ennemi, et d'un Ennemi Hérétique, surprirent ceux-mêmes des Espagnols, qui avoient déja éprouvé les effets de son caractère aimable. Ils ne pouvoient comprendre qu'il eût résisté à la curiosité de voir de jolies personnes, et dont la plus jeune passoit même pour une beauté. Ces Dames furent si sensibles à toutes ces attentions, que lorsqu'il s'agit de débarquer à 'Paita, et d'être mises en liberté, elles refusèrent d'aller à terre, avant qu'on les menât à bord du Centurion, et qu'elles eussent elles-mêmes témoigné leur reconnoissance au Commandeur. Je puis dire avec vérité qu'il n'y eut pas un seul de nos Prisonniers qui ne se louât du traitement qu'il avoit reçu de nous : un Père Jésuite, entre autres, qui étoit un homme fort considéré parmi eux, ne pouvoit se lasser d'exprimer sa reconnoissance de toutes les politesses, qu'il avoit reçues de nous, aussi bien que les autres Prisonniers ; et il assura Mr. Anson, qu'il se sentoit obligé de lui rendre justice en toute occasion et de reconnoitre que sa conduite à leur égard ne pouvoit jamais être oubliée ; mais que sur-tout la manière dont il en avoit agi avec les Dames étoit si noble et si extraordinaire, qu'il craignoit que le respect qu'on portoit à son caractère, ne pût même lui faire ajouter foi, lorsqu'il en feroit le récit. Nous avons appris que nos Prisonniers n'ont pas changé de tons après être sortis de nos mains, et qu'ils ont rempli Lima et tout le Pérou des éloges du Commandeur. Le bon Père, en particulier, ne tarrissoit pas sur ses louanges, et a poussé la chose jusqu'à expliquer en sa faveur, dans un sens relâché et hypothétique, l'article de foi de son Eglise, qui dit que tous les Hérétiques sont damnés.

La manière dont les Espagnols peuvent penser sur notre Nation, n'est nullement une chose indifférente : leur estime nous importe peut-être plus que celle de tout le reste du Monde. Le Commerce que nous avons autrefois fait avec eux, et que nous pourrons faire encore dans la suite, est non seulement fort considérable, mais il est d'une nature toute particulière, et exige de part et d'autre de l'honneur et de la bonne foi. Quand nulle considération politique n'eût eu lieu, Mr. Anson n'eût pu en agir autrement : ç'auroit été une conduite trop opposée à son propre caгactèгe de traiter avec dureté, ceux que le sort des armes livroit entre ses mains ; c'est ce dont tous les Espagnols de l' Amérique sont convaincus, et son nom est en vénération dans tous les vastes Païs qu'ils habitent.



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