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Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4, L II Ch V : Différence entre versions

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'''LIVRE II CHAPITRE V'''
 
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''Ce qui nous arriva depuis notre départ de'' Juan Fernandez, ''jusqu'à la prise de la ville de'' Paita.
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Quoique le ''Centurion'' et le ''Carmelo'' fussent partis de la Baye de ''Juan Fernandez'' le 19 de ''Septembre'', laissant le ''Gloucester'' à l'ancre derrière eux, les vents furent cependant si variables en pleine mer, que nous ne perdimes l'Ile de vue que le 22 du même mois, vers le soir. Nous continuames ensuite à porter à l'Est, pour gagner notre croisière, et joindre le ''Tryal'' à la hauteur de ''Valparaiso''. La nuit suivante il fit un fort gros tems ; notre grand Hunier s'étant déchiré, nous l'amenames, et ayant mis d'abord la main à l'œuvre, nous le fimes servir de nouveau dès le lendemain matin. Le 24 un peu avant le coucher du Soleil, nous apperçumes deux Vaisseaux à l'Est ; aussitôt notre prise s'éloigna de nous à dessein, pour qu'on ne nous soupçonnât point d'être des Armateurs ; pendant que, de notre côté, nous préparions tout pour le combat, et faisions force de voiles pour joindre les Vaisseaux que nous avions découverts. Nous remarquames bientôt qu'un d'eux, qui paroissoit un gros Navire, venoit droit à nous, au-lieu que l'autre se tenoit dans l'éloignement. Vers les sept heures du soir nous ne fumes plus qu'à la portée du pistolet du premier, et allions lui lâcher une bordée entière, les Canoniers attendant la mèche à la main l'ordre de faire feu ; mais comme il étoit impossible que le Navire nous échappât, Mr. ''Anson'', avant de permettre qu'on fît feu, ordonna au Maitre de héler le Vaisseau en ''Espagnol''. L'Officier Commandant, qui se trouva être Mr. ''Hughs'', Lieutenant du ''Tryal'', répondit en ''Anglois'', et nous dit, que c'étoit une prise faite par le ''Tryal'' peu de jours auparavant, et que l'autre voile étoit le ''Tryal'' même, démâté. Nous fumes peu de tems après joints par le ''Tryal'', et Mr. ''Saunders'', qui en étoit le Capitaine, se rendit à bord du ''Centurion''. il informa le Commandeur, qu'il avoit pris ce Vaisseau le 18 du courant, que comme c'étoit un excellent Voilier, il l'avoit poursuivi pendant trente-six heures, sans pouvoir le joindre ; que pendant un tems il avoit si peu gagné, qu'il ne comptoit guère de le prendre ; et que les ''Espagnols'', quoique effrayés, au commencement, de se voir poursuivis par un nuage de voiles, le ''Tryal'' prenant tant d'eau, qu'on n'en voyoit que la voilure, s'étoient rassurés en remarquant qu'ils se trouvoient presque toujours à la même distance du ''Tryal''. Dans le plus fort de leur frayeur ils s'étoient recommandés à la protection de la Sainte Vierge, et il s'en fallut peu qu'ils ne s'imaginassent avoir été exaucés ; car ayant fait fausse route pendant la nuit, et pris, à ce qu'ils croyoient, toutes les précautions possibles pour qu'on ne vît aucune clarté dans leur Vaisseau, ils auroient pu facilement échapper, s'il n'y avoit pas eu une fente dans un de leurs volets. La lumière, qui passoit par cette ouverture, dirigea le cours du ''Tryal'', qui gagnant toujours, se trouva enfin à la portée du Canon. Le Capitaine ''Saunders'' envoya alors au Vaisseau ennemi une bordée, qui n'empêcha pas les ''Espagnols'' de continuer tranquilement leur route. Mais cette tranquilité ne fut pas de longue durée, car comme le ''Tryal'' se préparait à leur donner une seconde bordée, ils sortirent de leurs cachettes, amenèrent les voiles, et se rendirent sans faire la moindre résistance. C'étoit un des plus grands Vaisseaux marchands, dont on se servît dans ces Mers, d'environ six cens tonneaux, et nommé l' ''Aranzazu''. Il alloit de ''Callao'' à ''Valparaiso'', et avoit à peu près la même charge que le ''Carmelo'', excepté que l'Argent, qui se trouva à bord, n'excédoit guère la valeur de 5000 livres sterling.
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Mais la joye, que nous ressentimes en cette occasion, fut fort diminuée, quand nous apprimes, que le grand Mât du ''Tryal'' étoit fendu, et que son grand Mât de Hune, avoit été abattu. Pendant que nous portions le lendemain matin de conserve à l'Est, avec un vent de Sud assez frais, ce Vaisseau essuya un nouveau malheur : son Mât de Misaine se rompit, de sorte qu'il se trouvoit entièrement démâté. Ce qui contribuoit à rendre ces différens accidens plus fâcheux, étoit l'impossibilité où nous étions alors d'y remédier. Le vent étoit fort, et la Mer si grosse, que nous n'osions pas envoyer notre [[Chaloupe]] au secours du ''Tryal'' ; comme, d'un autre côté, nous ne pouvions pas abandonner ce Vaisseau dans l'état où il étoit, nous mimes en panne pendant près de deux fois vingt-quatre heures. Pour comble de malheur, le vent nous éloignoit de notre croisière, dans un tems, où en conséquence des lumières que nous avions reçues, nous pouvions espérer de voir paroître sur la Côte divers Vaisseaux ennemis, que rien n'empêcheroit à présent de gagner le Port de ''Valparaiso''. Et je suis très convaincu, que le malheur que le ''Tryal'' eut de perdre ses Mâts, et notre éloignement de l'endroit où nous devions croiser, nous privèrent de  quelques captures considérables.
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Le tems s'étant un peu calmé le 27 nous envoyames notre Chaloupe pour quérir le Capitaine du ''Tryal''. Cet Officier étant venu à bord, produisit une pièce signée par lui et par tous les autres Officiers de son bord. Cette pièce marquoit en substance, que leur Vaisseau étoit non seulement démâté, mais faisoit aussi tellement eau, qu'il falloit pomper sans relâche, même par un tems modéré ; que par le vent frais, qu'il avoit fait en dernier lieu, quoiqu'on eût fait jouer les pompes continuellement, et qu'aucun d'eux n'eut été dispensé de mettre la main à l'ouvrage, l'eau avoit été en augmentant ; sur le tout, qu'ils craignoient de périr au premier orage qu'ils auroient à essuyer, et qu'ainsi ils prioient le Commandeur de prendre quelques mesures pour leur sureté. Mais réparer le ''Tryal'', et le mettre en état de tenir la Mer, étoit une entreprise au-dessus de ses forces. Nous n'avions ni Mâts ni Agrés à lui fournir. D'ailleurs, il n'y avoit pas moyen de lui donner le radoub en pleine Mer ; et quand même nous aurions eu un Port pour cela, ç'auroit été une extrême imprudence dans une conjoncture aussi critique, de perdre autant de tems qu'en auroit exigé cet ouvrage. Ainsi il ne restoit d'autre parti à prendre au Commandeur que celui de détruire ce Vaisseau, après en avoir tiré l'Equipage : mais comme il lui parut néсessaire pour le service de Sa Majesté de conserver l'apparence de nos forces, il destina la prise du ''Tryal'', que le Viceroi du ''Pérou'' avoit plus d'une fois armée en guerre, à servir de Frégate, fit passer l'Equipage du ''Tryal'' à bord de ce Vaisseau, et donna de nouvelles commissions, tant au Capitaine qu'au reste des Officiers. Cette nouvelle Frégate, dans le tems qu'elle étoit encore aux Espagnols, avoit été montée de trente-deux pièces de Canon ; mais elle ne devoit en avoir à présent que vingt, c'est-à-dire les douze qui se trouvoient à bord du ''Tryal'', et huit qui avoient appartenu à la Pinque ''Anne''. Cette affaire étant ainsi reglée, Mr. Anson donna ordre au Capitaine ''Saunders'' d'avoir soin qu'on tirât du ''Tryal'' tout ce qui pouvoit être de quelque usage aux autres Vaisseaux, et ensuite de le faire couler à fond. Après avoir vu exécuter ce dernier ordre, il lui étoit enjoint d'aller croiser avec sa Frégate, qui devoit s'appeller la prise du ''Tryal'', à la hauteur des Côtes les plus élevées de ''Valparaiso'', au N. N. O. de ces Côtes, à la distance de douze ou quinze lieues : car comme tous les Vaisseaux, qui, en partant de ''Valparaiso'', portent au Nord, suivent ce cours Mr. ''Anson'' se proposoit d'empêcher, par ce moyen, qu'on ne reçût avis à ''Callao'', qu'il manquoit deux Vaisseaux, ce qui donnerait lieu à ceux de ''Callao'' de conclurre, que l'Escadre ''Angloise'' pourroit bien être dans le voisinage. La prise du ''Tryal'' devoit rester à sa croisière pendant vingt-quatre jours, et ensuite, en cas qu'au bout de ce terme elle ne fût pas jointe par le Commandeur, ranger la Côte jusqu'à ''Pisco'' ou ''Nasca'' ou elle trouveroit sûrement Mr. ''Anson''. Ce Chef d'Escadre ordonna pareillement au Lieutenant ''Saumarez'', qui commandoit la prise du ''Centurion'', d'aller de conserve avec le Capitaine ''Saunders'', après l'avoir aidé à décharger le ''Tryal''. Ces deux Vaisseaux, en croisant à quelque distance l'un de l'autre, augmentoient la probabilité qu'aucun Navire ennemi ne pourroit passer sans être apperçu. Ces ordres étant ainsi donnés, le ''Centurion'' se sépara d'eux à onze heures du soir, le 27 de Septembre, faisant route au midi, dans l'intention de croiser quelques jours au lof de ''Valparaiso''.
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Nous comptions, que cette disposition de nos Vaisseaux nous faisoit tirer du peu que nous avions de forces tout le parti possible. il y avoit lieu de supposer que le ''Gloucester'' ne pouvoit plus être fort loin de sa croisière à la hauteur de ''Paita'' ; et par la manière dont nous étions placés, nous étions fondés à espérer d'intercepter tous les Vaisseaux employés au commerce entre le ''Pérou'' et le ''Chili'' au Sud, et entre ''Panama'' et le ''Pérou'' au Nord. Car le principal négoce du ''Pérou'' avec le ''Chili'' se faisant à ''Valparaiso'', et le ''Centurion'' croisant au lof de cet endroit, il y avoit apparence qu'il les rencontreroit, la pratique constante de ces Vaisseaux étant de diriger leur cours vers la Côte au lof de ce Port. Le ''Gloucester'', d'un autre côté, devoit pareillement se trouver sur la route des Vaisseaux allant de ''Panama'', ou du Nord, au ''Pérou'' ; puisque ces Vaisseaux dirigent toujours leurs cours vers les Côtes élevées, à la hauteur desquelles il devoit établir sa croisière. La prise du ''Tryal'' et celle du ''Centurion'' n'étoient pas moins bien placées pour couper toute communication, en interceptant les Vaisseaux qui voudroient aller de ''Valparaiso'' au Nord ; car c'étoit naturellement par le moyen de ces Vaisseaux qu'on auroit pu avoir quelques nouvelles de nous au ''Pérou''.
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Les arrangemens les mieux concertés n'emportent avec eux qu'une probabilité de succès plus ou moins grande, mais qui ne va jamais à une certitude parfaite : les accidens , qui ne sauroient entrer en ligne de compte dans les délibérations, ayant souvent l'influence la plus puissante sur les évènemens. C'est ainsi que dans le cas présent, l'état où le ''Tryal'' se trouvoit réduit, et l'obligation de quitter notre croisière, pour l'assister, malheurs qu'aucune prudence humaine ne pouvoit prévoir ni prévenir, donnèrent occasion à tous les Vaisseaux destinés pour ''Valparaiso'', de gagner ce Port, durant ce fâcheux intervalle. Car quoique, après nous être séparés du Capitaine ''Saunders'', nous nous hâtassions de regagner notre croisière, où nous arrivames le 29, à midi, nous n'eumes cependant pas le bonheur de découvrir une seule voile jusqu'au 6 d' ''Octobre'' : ainsi jugeant que ce seroit du tems perdu que de s'opiniâtrer à rester davantage, nous portames au lof<ref>Se placer au plus près de l'axe du vent, voir la définition du terme [[lof]].</ref> du Port, dans le dessein de joindre nos prises ; mais quand nous arrivames à leur croisière, nous ne les apperçumes pas, quoique nous y restassions quatre ou cinq jours. Dans la supposition, qu'elles s'étoient éloignées en donnant la chasse à quelque Vaisseau ennemi, nous rangeames la Côte jusqu'aux hauteurs de ''Nasca'', où le Capitaine ''Saunders'' avoit ordre de nous joindre. Nous gagnames cet endroit le 21 pleins d'espérance de rencontrer quelques Vaisseaux ennemis sur la Côte : car le témoignage de ceux qui avoient navigé autrefois dans les mêmes Parages, et le rapport de nos Prisonniers, s'accordoient à nous assurer, que tous les Vaisseaux destinés pour ''Callao'', passent toujours par-là, afin de ne pas courir risque de tomber sous le vent du Port. Cependant nous ne vimes pas une seule Voile jusqu'au 2 de Novembre. Ce jour-là nous apperçumes deux Vaisseaux, auxquels nous donnames la chasse , et qui se trouvèrent bientôt être les prises du ''Tryal'' et du ''Centurion''. Comme ils avoient l'avantage du vent, nous ferlames nos voiles pour les attendre. Le Capitaine ''Saunders'' vint à notre bord, et informa le Commandeur, qu'il avoit exécuté ses ordres touchant le ''Tryal'' ; qu'il n'avoit point pu faire couler ce Vaisseau à fond avant le 4 d' ''Octobre'', la Mer ayant été si grosse, et le Vaisseau, faute de Mâts et de Voiles pour le gouverner, si agité, qu'il n'avoit pas été possible à la Chaloupe de le prolonger durant la plus grande partie de tout ce tems ; que pendant qu'ils attendoient ainsi l'occasion de se rendre à bord du ''Tryal'', ce Vaisseau et eux avoient été emportés si loin au Nord-Ouest, qu'ils s'étoient vus obligés de courir la bande de l'Ouest, pour regagner leur croisière ; et que c'étoit à cause de cela que nous ne les y avions point trouvés. Au reste, ils n'avoient pas été plus heureux que nous, n'ayant rencontré aucun Vaisseau, depuis qu'ils s'étoient séparés de nous. Ce trait de conformité, et la certitude où nous étions, que si, depuis quelque tems des Vaisseaux eussent navigé dans ces Mers, nous les aurions rencontrés, nous déterminèrent à croire, que ceux de ''Valparaiso'', ne voyant pas arriver les deux Navires que nous avions pris, avoient, sur le soupçon que nous étions dans le voisinage, mis un embargo sur tous les Vaisseaux marchands dans ces Contrées Méridionales. Nous craignions aussi qu'on ne travaillât actuellement à équiper les Vaisseaux de guerre à ''Callao'', car nous savions qu'un Exprès n'employoit ordinairement que vingt-neuf ou trente jours à se rendre de ''Valparaiso'' à ''Lima'', et il y en avoit déja plus de cinquante que nous avions fait notre première prise. Ce double sujet de crainte engagea Mr. ''Anson'' à se hâter d'arriver sous le vent de ''Callao'', et de joindre le Capitaine ''Mitchel'', qui croisoit à la hauteur de ''Paita'', le plutôt possible, afin que nos forces étant réunies, nous fussions en état de bien recevoir les Vaisseaux de ''Callao'', en cas qu'ils osassent mettre en mer. Dans cette vue nous partimes le même après-midi, prenant bien soin de nous tenir assez loin de la Côte pour n'être point appercus ; car nous savions qu'il étoit défendu, sous de sévères peines, à tous les Navires du Païs de passer le Port de ''Callao'' sans y relâcher, et comme cette Loi étoit constamment observée, nous serions indubitablement reconnus pour Ennemis, si nous ne nous y conformions pas.
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Dans l'incertitude où nous étions de pouvoir rencontrer l'Escadre ''Espagnole'', le Commandeur fit passer à bord du ''Centurion'', une partie de son monde, dont il avoit auparavant équipé le ''Carmelo''. Portant ensuite au Nord, nous eumes connoissance de la petite Ile de ''St. Gallan'', qui étoit éloignée de nous environ sept lieues au N. N. E. demi-quart à l'Est. Cette Ile est située vers le quatorzième degré de Latitude Méridionale, et à peu près à cinq milles au Nord d'une hauteur, appellée ''Morro Veijo'', ou la tête du vieillard. Je fais mention de cette Ile et de la hauteur voisine, parce qu'il se trouve entre ces deux endroits la meilleure croisière qu'il y ait sur cette Côte : tous les Vaisseaux destinés pour ''Callao'', soit qu'ils viennent du Nord ou du Sud, cherchant à reconnoître ces endroits pour diriger leur cours. Le 5 de ''Novembre'', à trois heures après-midi, nous nous trouvames à la vue des hauteurs de ''Barranca'', située à 10 degrés 36 minutes de Latitude Méridionale environ à huit ou neuf lieues de nous, au N. E. vers l'Est, et une heure après nous eumes le contentement si longtems souhaité de voir une Voile. Nous l'apperçumes d'abord sous le vent, et lui donnames la chasse à l'instant même. Le ''Centurion'', qui cingloit mieux que les deux prises, les devança si fort, qu'elles 1e perdirent bientôt de vue. Cependant, la nuit étant survenue avant que nous eussions pu joindre le Vaisseau ennemi, vers les sept heures du soir nous le perdimes de vue, et ne sumes quel cours suivre : à la fin comme nous avions alors le vent favorable, Mr. ''Anson'' résolut de laisser les Voiles comme elles étoient, et de ne point changer de cours ; car quoiqu'il n'eût aucun lieu de douter que le Vaisseau ennemi ne fît fausse route pendant la nuit ; comme néanmoins il n'étoit pas possible de deviner de quel côté il changeroit de direction, il lui parut plus prudent de poursuivre son cours, à cause qu'il devoit nécessairement par-là se trouver plus près de l'Ennemi, que s'il lui arrivoit de se tromper, en changeant de direction au hazard, le Vaisseau, que nous poursuivions, étant, en ce cas, infailliblement perdu pour nous. Nous continuames ainsi à lui donner la chasse dans l'obscurité environ une heure et demie ; et durant tout ce tems, tantôt l'un, et tantôt l'autre des Gens de notre Equipage crurent en discerner les Voiles droit devant nous ; mais à la fin Mr. ''Brett'', alors notre second Lieutenant, l'appercut réellement à Bas-bord, faisant route vers la haute Mer, avec une direction qui différoit de quatre pointes de compas de la nôtre. Aussitôt nous gouvernames sur la Vaisseau ennemi : nous le joignimes en moins d'une heure, et il se rendit après avoir essuyé quatorze coups de Canon. Notre troisième Lieutenant, Mr. ''Dennis'', fut envoyé avec la Chaloupe et quinze hommes pour prendre possession de la prise, et amener les Prisonniers à notre bord. Ce Vaisseau, qui se nommoit ''Santa Térésa de Jésus'', avoit été bâti à ''Guaiaqu'il'', étoit d'environ trois cens tonneaux, et commandé par un ''Biscayen'', appellé ''Barthélemy Urrunaga'' ; il alloit de ''Guaiaqu'il'' à ''Callao'', et étoit chargé de bois de charpente, de fil de ''Pito'', qui est très fort, et qu'on fait d'une espèce d'Herbe, de Draps de ''Quito'', de Cacao, de Noix de Coco, de Tabac, de Cuirs, de Cire, etc. Les Espèces, qui se trouvèrent à bord, ne consistoient qu'en quelque monnoye d'argent, et ne montoient en tout qu'à 170 liv. sterling. A la vérité la charge auroit été de grande valeur, si nous avions pu en disposer; mais comme il est expressément défendu aux ''Espagnols'' de jamais rançonner leurs Vaisseaux, la plupart des choses, que nous prenions dans ces Mers, à l'exception de celles dont nous avions besoin pour nous-mêmes, ne nous servoient de rien. Ce n'est pas que ce ne fût un grand sujet de contentement pour nous, que de causer un dommage considérable à nos Ennemis : cela même formant une bonne partie de notre destination. Outre l'Equipage de notre prise, qui montoit à quarante-cinq hommes, il y avoit à bord quatre hommes et trois femmes, tous nés dans le Païs de parens ''Espagnols'', et trois Esclaves noires, qui servoient les femmes. Ces dernières étoient une mère et ses deux filles, dont l'ainée pouvoit avoir vingt et un ans et la cadette, quatorze. On auroit tort de s'étonner que de si jeunes personnes fussent excessivement allarmées en se voyant entre les mains d'un Ennemi, que la conduite passée des Flibustiers et les insinuations artificieuses de leurs Prêtres leur faisoient envisager avec horreur. Leurs craintes ne pouvoient qu'augmenter par la beauté régulière de la plus jeune des deux filles, et par la disposition où devoient être naturellement des gens de Mer, qui depuis près de douze mois n'avoient point vu de femmes. Aussi s'étoient-elles cachées toutes quand notre Officier vint à bord ; et quand on les trouva, ce ne fut qu'avec bien de la peine qu'il put les engager à paroître au jour ; cependant il vint bientôt à bout de les rassurer par ses manières, et par les déclarations réïtérées qu'il leur fit, qu'elles n'avoient absolument rien à craindre. Le Commandeur, instruit de la chose, ordonna qu'elles resteroient à bord de leur propre Vaisseau, et dans l'apartement qu'elles avoient occupé jusqu'alors, où elles seraient servies comme auparavant, avec défense de ne leur pas faire la moindre peine. Et pour qu'elles fussent plus sûres que ces ordres seroient exécutés, ou, en cas qu'ils ne le fussent pas qu'elles pourroient s'en plaindre, Mr. ''Anson'' permit que le Pilote de leur Vaisseau, qui dans les Navires ''Espagnols'' est généralement considéré comme la seconde personne, restât à bord avec elles, pour leur tenir lieu de Garde et de Protecteur. Mr. ''Anson'' lui donna cette commission, à cause qu'il paroissoit prendre un intérêt particulier à ces femmes, et qu'il s'étoit dit le mari de la plus jeune d'elles, quoiqu'il parut dans la suite, tant par le rapport du reste des Prisonniers, que par d'autres circonstances, qu'il n'avoit parlé ainsi que pour la mieux garantir des outrages qu'elle sembloit avoir lieu d'appréhender. Un procédé aussi humain et aussi généreux de la part de notre Commandeur, dissipa entièrement les frayeurs de nos Prisonnières, qui parurent très contentes durant tout le tems qu'elles restèrent avec nous, comme j'aurai occasion de le marquer plus en détail dans la suite.
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J'ai dit ci-dessus, qu'au commencement de la poursuite, le ''Centurion'' avoit tellement devancé les deux prises, qu'elles l'avoient perdu de vue. Pour leur donner le tems de nous joindre, nous mimes en panne toute la nuit, tirant des coups de Canon, et faisant des feux chaque demi-heure pour empêcher que le Capitaine ''Saunders'' et le Lieutenant ''Saumarez'' ne nous dépassassent sans nous appercevoir ; mais ils étoient si loin derrière nous, qu'ils ne virent ni n'entendirent aucun de nos signaux, et ne nous atteignirent que le lendemain assez tard. Quand ils nous eurent joints nous portames ensemble au Nord, au nombre de quatre voiles. Nous trouvames en cet endroit la Mer, à plusieurs milles autour de nous, d'un très beau rouge, et remarquames que cette couleur venait d'une quantité prodigieuse de frai de Poisson qui couvrait la surface de l'eau. Nous mimes tant soit peu de cette eau dans un verre à vin, et vimes que bien loin d'être trouble, comme elle nous l'avoit paru, elle étoit claire comme du Cristal, excepté qu'il y surnageoit quelques globules rouges et glaireux. Notre nouvelle prise nous fournissant du bois de charpente, Mr. ''Anson'' ordonna qu'on réparât les Chaloupes, et qu'on fît des Chandeliers pour les pierriers aux proues, tant du Bateau à rame, que de la Pinasse, afin de les rendre de plus de service, en cas que nous fussions obligés d'attaquer des Vaisseaux, ou de tenter quelque autre entreprise sur la Côte.
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En portant delà au Nord, nous ne vimes rien de remarquable durant deux ou trois jours, quoique nos Vaisseaux fussent assez écartés l'un de l'autre, pour qu'aucun Navire ennemi ne pût probablement nous échapper. En rangeant la Côte, nous remarquames qu'il y avoit généralement parlant un Courant, qui faisoit dériver notre Vaisseau vers le Nord à raison de dix ou douze milles par jour. Nous trouvant alors à huit degrés de Latitude Méridionale, nous commençames à être entourés de Poissons volans, et de Bonites, les prémiers que nous eussions vus depuis notre départ des Côtes du ''Brézil'' C'est une chose remarquable, que sur les Côtes Orientales de l'Amérique Méridionale, ils s'étendent à une Latitude beaucoup plus avancée que sur les Côtes Occidentales du même Continent : car nous ne les perdimes de vue sur la Côte du ''Brézil'', qu'en approchant du Tropique Méridional. Le cause de cette différence vient certainement des différens degrés de chaleur dans la même Latitude des deux cotés de ce vaste Continent, et à cette occasion je prendrai la liberté de faire une courte digression sur le chaud et le froid de différens climats, et sur les variations qu'on éprouve à ces deux égards dans le même endroit en différens tems de l'année et en différens endroits situés sous le même degré de Latitude.
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Les Anciens, à ce qu'il paroit par plusieurs endroits de leurs Ecrits, croyoient que des cinq Zones, qui comprennent tout le Globe de la Terre, il n'y en avoit que deux habitables, supposant qu'il fait soit trop chaud entre les Tropiques, et qu'aux Cercles Polaires le froid commençoit à devenir insupportable. Il y a longtems qu'on est revenu de cette double erreur ; mais on n'a jusqu'ici que très imparfaitement comparé ensemble le chaud et le froid des différens Climats. Cependant, on en sait assez pour pouvoir affirmer, que tous les lieux situés entre les deux Tropiques ne sont pas ceux de notre Globe où la chaleur est la plus grande, et que, d'un autre côté, plusieurs lieux situés au delà des Cercles Polaires, ne souffrent pas cet extrême degré de froid, que leur situation semble supposer : c'est-à-dire, en d'autres termes, que la température d'un endroit dépend beaucoup plus de quelques autres causes, que de la distance du Pole, ou de sa proximité de l'Equateur.
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Cette proposition a rapport à la température générale des lieux, en considérant l'année entière ; et dans ce sens l'on ne sauroit nier, que la Ville de ''Londres'', par exemple, n'ait des saisons plus chaudes, que le fond de la Baye de ''Hudson'', qui se trouve à peu près au même degré de Latitude, l'hiver étant si rigoureux dans ce dernier endroit, que les plantes de nos Jardins, qui résistent le mieux au froid, ont peine à y vivre. Que si nous comparons la Côte du ''Brézil'' avec la Côte Occidentale de l' ''Amérique'' Méridionale, comme, par exemple ''Ð’ahia'' avec ''Lima'', la différence sera encore plus considérable ; car quoique la chaleur soit très grande sur la Côte du Brézil, celle qu'on éprouve dans les Mers du Sud à la même Latitude, est peut-être aussi tempérée qu'en aucune autre partie de notre Globe, puisqu'en rangeant cette dernière Côte, la chaleur, que nous eumes, n'égala pas une seule fois celle d'un jour d'Eté un peu chaud en ''Angleterre'' : et la chose nous parut d'autant plus frappante, que nous n'eumes aucune pluye qui rafraichît l'air.
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Les causes de cette température dans les Mers du Sud ne sont pas difficiles à assigner, et j'aurai soin de les indiquer dans la suite. Ce que je me propose à présent, est d'établir la vérité de cette assertion, que la seule Latitude d'un endroit ne fournit pas de règle, par laquelle on puisse juger du degré de chaleur ou de froid qui y règne. On pourrait peut-être confirmer cette proposition, en observant, qu'au haut des ''Andes'', qui sont situées sous la Ligne, la neige ne se fond en aucun tems de l'année: marque d'un plus grand froid, qu'il n'en règne dans plusieurs lieux placés bien au-delà du Cercle Polaire.
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J'ai considéré jusqu'ici la température de l'air durant tout le cours de l'année, et l'estime grossière du chaud et du froid que chacun fait en s'en rapportant à ses propres sensations. Que si l'on examine la chose par le moyen des ''Thermomètres'', qui, relativement au degré absolu de chaud et de froid, doivent être tenus pour infaillibles, si, dis-je, l'on s'en rapporte aux ''Thermomètres'', on verra avec étonnement que la chaleur, dans des Latitudes très avancées, comme à ''Pétersbourg'', par exemple, est, en certains tems, beaucoup plus grande, qu'aucune qu'on ait observée jusqu'ici entre les Tropiques ; et que même à ''Londres'' l'an 1746, il fît, un jour, durant quelques heures, une chaleur supérieure à celle qu'éprouva un Vaisseau de l'Escadre de Mr. ''Anson'', en allant delà au Cap ''Horn'', et au retour, ayant été obligé de passer deux fois sous la Ligne. Car durant l'Eté de cette année, un ''Thermomètre'' gradué suivant la méthode de ''Farenheit'', monta une fois à Londres jusqu'au 78° ; et la plus grande hauteur qu'un Thermomètre du même genre ait atteint dans le Vaisseau, dont je viens de parler, ne fut que 76° : c'étoit à l'Ile de ''Ste. Catherine'', vers la fin de ''Décembre'', le Soleil étant vertical à trois degrés près. Et pour ce qui est de ''Petersbourg'', je trouve dans les Mémoires de cette Académie, que l'an 1734, le 20 et le 25 de ''Juillet'', le Thermomètre monta jusqu'à 98° à l'ombre, c'est-à-dire, à vingt-deux divisions de plus qu'à ''Ste. Catherine'' : degré de chaleur si prodigieux, qu'on seroit tenté de révoquer la chose en doute, si l'on pouvoit former le moindre soupcon sur la fidélité et l'exactitude des observations.
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Si l'on demande, comment il se peut, que dans plusieurs endroits entre les Tropiques la chaleur passe pour si violente, quoiqu'il paroisse par les exemples allégués, qu'elle est égalée souvent, ou même surpassée dans des Latitudes peu éloignées du Cercle Polaire ; je répondrai, que l'estime du chaud en quelque endroit particulier, ne doit pas être fondée sur le degré de chaleur, qui y règne de tems en tems, mais doit plutôt être déduite de la chaleur moyenne, relativement à une saison, ou peut-être à une année entière. En considérant la chose sous ce point de vue, on verra aisément, combien un même degré de chaleur doit paroître incommode, en durant longtems sans variation remarquable. Par exemple, comparant ensemble ''Ste. Catherine'' et ''Pétersbourg'', supposons qu'en Eté la chaleur soit à ''Ste. Catherine'' de 76°, et en Hiver de 56°. Cette dernière conjecture n'est fondée sur aucune observation ; mais je crois la diminution assez forte. Dans cette supposition, la chaleur moyenne pour toute l'année sera 66°, et cela peut-être de nuit aussi bien que de jour, avec peu de variation. Cela étant, ceux qui font fréquemment usage de Thermomètres, ne disconviendront pas que ce degré de chaleur, continué longtems, ne passe chez la plupart des hommes pour suffoquant. Or comme à ''Pétersbourg'' le Thermomètre indique rarement une chaleur plus grande que celle qui a lieu à ''Ste. Catherine'', cependant comme dans d'autres tems le froid est beaucoup plus grand, la chaleur moyenne pour une année, ou même seulement pour une saison, sera fort au dessous de 66°.  Car je trouve que la variation du Thermomètre à ''Pétersbourg'' est au moins cinq fois plus grande entre les deux divisions les plus éloignées, que celle que j'ai supposé avoir lieu à ''Ste. Catherine''.
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Mais outre cette manière d'estimer la chaleur d'un endroit, en prenant pour quelques mois la chaleur moyenne, il y a, si je ne me trompe, une cause, dont aucun Auteur, que je sache, n'a fait mention, qui doit augmenter la chaleur apparente des plus chauds Climats, et diminuer celle des Climats les plus froids. Pour m'expliquer plus clairement sur cet article , j'observerai, que la mesure de la chaleur absolue, indiquée par le Thermomètre, ne marque pas infailliblement la sensation de chaleur dont le Corps humain est affecté. Car comme une succession perpétuelle d'air frais est nécessaire pour que nous puissions respirer, il y a aussi quand il a fait chaud pendant quelque tems, un air imprégné de vapeurs, qui ne manque jamais d'exciter en nous une idée de chaleur étouffante bien plus grande que celle que la seule chaleur d'un air agité et pur aurait excitée. Il suit delà , que le Thermomètre ne sauroit déterminer la chaleur que cette cause fait éprouver au Corps humain ; et outre cela que la chaleur dans la plupart des endroits situés entre les Tropiques, doit être beaucoup plus incommode, que le même degré de chaleur absolue dans une Latitude, plus avancée vers le Pole. Car l'uniformité et la durée de la première de ces chaleurs contribue à imprégner l'air d'une quantité prodigieuse d'exhalaisons et de vapeurs, la plupart très malsaines : or comme dans ces Climats les vents sont foibles et réglés les exhalaisons changent seulement de place, sans être dissipées, ce qui rend l'Atmosphère moins propre pour la respiration, et produit par cela même cette sensation qu'on appelle chaleur étouffante : au-lieu que dans des Latitudes plus avancées ces vapeurs s'élèvent probablement en moindre quantité ; sans compter que des vents irréguliers et violens les dissipent souvent tellement, que le même degré de chaleur absolue n'est pas accompagné de cette incommode sensation de chaleur suffoquante. En voila assez en général sur cet article, au sujet duquel je ne saurois m'empêcher de souhaiter, que, comme il intéresse le Genre humain, et en particulier tous les Voyageurs, on l'approfondit avec soin, et que tous les Vaisseaux, destinés à faire des Voyages dans des Climats chauds fussent fournis de Thermomètres d'une fabrique connue, et qu'on marquât exactement les observations journalières qu'on pourroit faire par leur moyen. C'est une chose étonnante, eu égard au goût d'observations qui s'est établi en Europe depuis quatre-vingts ans, qu'on n'ait encore rien tenté de pareil. Pour moi, je ne me souviens pas d'avoir vu quelque observation sur le froid et le chaud, faites dans les ''Indes Orientales'' ou ''Occidentales'' par des gens de Mer, excepté celles, qui ont été faites par ordre de Mr. ''Anson'', à bord du ''Centurion'', et par le Capitaine ''Leg'' à bord de la ''Séverne'', qui étoit un autre Vaisseau de notre Escadre. J'ai été engagé en quelque sorte à cette digression par l'idée du beau tems que nous eûmes sur la Côte du ''Pérou'', même sous la Ligne Equinoctiale. Mais pour entrer à cet égard dans un plus grand détail, j'ajouterai ici, que dans ce Climat tout contribue à rendre l'air ouvert et la lumière du jour agréable. Car en d'autres Païs la chaleur insupportable du Soleil en Eté fait qu'on ne sauroit la plus grande partie du jour, ni travailler, ni même prendre l'air ; et les fréquentes pluyes ne sont pas moins incommodes dans des saisons plus tempérées : mais dans cet heureux Climat on voit rarement le Soleil : non que le Ciel y paroisse jamais couvert de sombres nuages : car il n'y a précisément qu'autant de nuages qu'il faut pour cacher le Soleil, et tempérer l'ardeur de ses rayons perpendiculaires, sans obscurcir l'air, ou diminuer en rien la beauté de la lumière. Aussi peut-on travailler chez soi et même à la campagne, toutes les heures du jour ; et cette fraicheur de l'air, qui dans d'autres Climats est quelquefois l'effet des pluyes, n'y manque pas non plus : ce même effet étant produit par les brises qui viennent des Régions plus froides situées vers le Sud. Il y a lieu de supposer qu'une température aussi heureuse est principalement due au voisinage de ces prodigieuses Montagnes, appellées les ''Andes'', qui étant parallèles à la Côte, dont elles sont peu éloignées, et s'élevant beaucoup plus haut qu'aucune autre Montagne, ont sur leur pente une grande étendue de Païs, où, suivant qu'ils sont plus ou moins éloignés du Sommet, on a toutes sortes de Climats dans toutes les saisons de l'année. Ces Montagnes, en interceptant une grande partie des vents d'Est, qui règnent généralement dans le Continent de l' ''Amérique'' Méridionale, et en rafraichissant cette partie de l'air qui passe par dessus leurs sommets couverts de neige ; ces Montagnes, dis-je, sont sans doute la cause que les Côtes voisines et les Mers du ''Pérou'' peuvent être rangées dans la classe des Climats les plus tempérés. Car dès que nous fumes à une certaine distance de la Ligne, où ces Montagnes ne purent nous être d'aucun secours, et que nous n'eumes plus rien pour nous couvrir du côté de l'Est, que les hauteurs et l'Isthme de ''Panama'', qui ne sont que des Taupinières en comparaison des ''Andes'', nous éprouvames en deux ou trois jours que nous avions passé de l'air tempéré du ''Pérou'' dans le Climat brulant des ''Indes Occidentales''. Mais il est tems de reprendre le fil de notre narration.
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Le 10 de ''Novembre'' nous étions trois lieues au midi de l'Ile la plus Méridionale de ''Lobos'', dont la Latitude est 6° 27' Sud. Il y a deux Iles de ce nom ; celle-ci, qui s'appelle ''Lobos de la Mar'' ; et une autre, plus Septentrionale, qui ressemble beaucoup à la première, et qu'on prend souvent pour elle, appellée ''Lobos de Tierra''. Nous n'étions pas loin alors de la croisière assignée au ''Gloucester'' : ainsi, dans la crainte de le manquer, nous portames peu de voiles toute la nuit. Le lendemain, à la pointe du jour, nous vimes au lof un Vaisseau qui tâchoit de gagner la Côte. Il avoit passé près de nous pendant l'obscurité de la nuit ; et comme nous vimes d'abord que ce n'étoit pas le ''Gloucester'', nous forçames de voiles pour le joindre. Le vent se trouvant trop foible pour que nous pussions beaucoup avancer, Mr. ''Anson'' ordonna qu'on armât le Bateau à rame, sa Pinasse, et celle du ''Tryal'', et qu'on abordât le Vaisseau ennemi. Le Lieutenant ''Brett'', qui commandoit le Bateau à rame, s'en approcha le premier, vers les neuf heures, le salua d'une décharge de Mousquetterie entre les Mâts, an-dessus des têtes de l'Equipage, et fit sauter aussitôt la plupart de ses gens à bord ; mais les ''Espagnols'' ne firent pas la moindre résistance, étant suffisamment effrayés par l'éclat des sabres, et par la décharge qu'ils venoient d'essuyer. Le Lieutenant ''Brett'' fit amener les voiles, et ayant chemin faisant pris avec lui les deux Pinasses, alla trouver le Commandeur. Quand il fut de nous à la distance d'environ quatre milles d' ''Angleterre'', il passa dans le Bateau à rame, menant avec lui plusieurs Prisonniers, qui l'avoient instruit de plusieurs choses importantes, dont il vouloit informer le Commandeur. A son arrivée nous apprimes que la prise s'appeloit ''Nuestra Senora del Carmin'', et étoit d'environ cent soixante-dix tonneaux. Un ''Vénitien'', nommé ''Marcos Moréna'' en étoit le Commandant, et avoit à bord quarante-trois Matelots. La charge consistoit en Acier, Fer, Cire, Poivre, Bois de Cèdre, Planches, Tabac en poudre, Rosaires, marchandises d'Europe en ballots, Canelle, Empois bleu, Indulgences, et plusieurs autres sortes de marchandises : quoique dans les circonstances où nous nous trouvions, cette charge ne fût pas de grand prix pour nous, la perte ne laissoit pas d'être très considérable pour les ''Espagnols'', le simple achat du tout leur ayant coûté à ''Panama'' plus de 400000 écus. Ce Vaisseau devoit se rendre à ''Callao'', et avoit touché à ''Paita'' pour y faire de l'eau et des vivres, et ne s'étoit remis en mer que depuis vingt-quatre heures quand il tomba entre nos mains.
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J'ai dit que Mr. ''Brett'' avoit reçu des Prisonniers d'importans éclaircissemens, dont il souhaitoit de faire d'abord part à Mr. ''Anson''. Le prémier, qui lui donna quelques lumières et dont le rapport fut dans la suite confirmé par les autres Prisonniers, étoit un ''Irlndois'' Catholique, nommé ''John Williams'', qu'il trouva à bord du Vaisseau ''Espagnol''. ''Williams'' avoit trouvé moyen de se faire transporter de ''Cadis'' au ''Mexique'', et avoit parcouru tout ce Royaume comme Mercier. Il assuroit avoir gagné à ce métier 4 ou 5000 écus ; mais que les Prêtres, sachant qu'il avoit de l'argent, l'avoient tracassé, et qu'on lui avoit à la fin tout ôté. Il étoit à la vérité fort déguenillé, ne faisant que sortir de prison à ''Paita'' où il avoit été confiné pour quelque faute. Il témoigna une grande joye à 1a vue de ses Compatriotes, et leur dit sur le champ, que, peu de jours auparavant il étoit arrivé un Vaisseau à ''Paita'', dont le Maitre avoit informé le Gouverneur qu'on très grand Vaisseau, qu'il jugeoit à la figure, et à la couleur des voiles, appartenir à l'Escadre ''Angloise'', lui avoit donné la chasse en pleine mer : nous conjecturames, que ce devoit avoir été le ''Gloucester'', et sçumes dans la suite que nous avions bien deviné. Le Gouverneur, convaincu de la vérité de la déposition du Maitre, envoya un Exprès à ''Lima'' pour en informer le Viceroi : et l'Officier Royal, qui résidoit à ''Paita''<ref>Paita est aujourd'hui une ville de l'extrême nord du Pérou, capitale de la province du même nom.</ref>, craignant une visite de la part des Anglois, étoit actuellement occupé à faire transporter le Trésor du Roi et le sien à ''Piura'', Ville dans les terres, à la distance d'environ quinze lieues. Nous apprimes de plus de nos Prisonniers, qu'il y avoit à la Douane de ''Paita'', une somme considérable d'argent, qui appartenoit à quelques Marchands de ''Lima'' ; et que cet argent devoit être embarqué à bord d'un Navire, qui étoit actuellement dans le Port de ''Paita'', et qui alloit partir incessamment pour ''Sonsonnate'', sur la Côte du ''Méxique'', dans le dessein d'y acheter une partie de la charge du Vaisseau de ''Manille''. Ce Navire passoit à ''Paita'' pour un très bon Voilier ; et avoit été fuivé depuis peu ; et à ce que croyoient les Prisonniers, devait probablement mettre à la voile le lendemain matin. Ce qu'ils venoient de dire au sujet de la vitesse de ce Navire, à bord duquel l'argent devoit être embarqué, ne nous donnoit presque aucun lieu de croire que notre Vaisseau, qui avoit à peu près été deux ans en mer, fût en état de le joindre, si nous le laissions sortir du Port. Cette considération, jointe à celle que nous étions découverts, et que l'allarme seroit bientôt répandue sur toute la Côte , et qu'ainsi ce seroit fort inutilement que nous continuerions à croiser dans ces Parages, détermina le Commandeur à tâcher de s'emparer de la Place par surprise. Pour réussir dans cette expédition, il s'étoit instruit exactement de la force et de l'état de ''Paita'', et avoit une espèce de certitude, qu'il ne couroit aucun risque d'y perdre du monde. Outre cela, le succès de l'entreprise nous procuroit, non seulement un butin considérable, mais aussi une grande quantité de vivres, dont nous commencions à manquer, et nous donnoit en même tems l'occasion de remettre en liberté nos Prisonniers, qui étoient nombreux, et qui consumoient des provisions, dont nous avions bien besoin pour nous-mêmes. Ainsi plus d'une raison devoit nous engager à tenter la chose. Nous verrons dans le Chapitre suivant quel en fut le succès, et jusqu'à quel point cette expédition répondit à notre attente.
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LIVRE II CHAPITRE V

Ce qui nous arriva depuis notre départ de Juan Fernandez, jusqu'à la prise de la ville de Paita.


Quoique le Centurion et le Carmelo fussent partis de la Baye de Juan Fernandez le 19 de Septembre, laissant le Gloucester à l'ancre derrière eux, les vents furent cependant si variables en pleine mer, que nous ne perdimes l'Ile de vue que le 22 du même mois, vers le soir. Nous continuames ensuite à porter à l'Est, pour gagner notre croisière, et joindre le Tryal à la hauteur de Valparaiso. La nuit suivante il fit un fort gros tems ; notre grand Hunier s'étant déchiré, nous l'amenames, et ayant mis d'abord la main à l'œuvre, nous le fimes servir de nouveau dès le lendemain matin. Le 24 un peu avant le coucher du Soleil, nous apperçumes deux Vaisseaux à l'Est ; aussitôt notre prise s'éloigna de nous à dessein, pour qu'on ne nous soupçonnât point d'être des Armateurs ; pendant que, de notre côté, nous préparions tout pour le combat, et faisions force de voiles pour joindre les Vaisseaux que nous avions découverts. Nous remarquames bientôt qu'un d'eux, qui paroissoit un gros Navire, venoit droit à nous, au-lieu que l'autre se tenoit dans l'éloignement. Vers les sept heures du soir nous ne fumes plus qu'à la portée du pistolet du premier, et allions lui lâcher une bordée entière, les Canoniers attendant la mèche à la main l'ordre de faire feu ; mais comme il étoit impossible que le Navire nous échappât, Mr. Anson, avant de permettre qu'on fît feu, ordonna au Maitre de héler le Vaisseau en Espagnol. L'Officier Commandant, qui se trouva être Mr. Hughs, Lieutenant du Tryal, répondit en Anglois, et nous dit, que c'étoit une prise faite par le Tryal peu de jours auparavant, et que l'autre voile étoit le Tryal même, démâté. Nous fumes peu de tems après joints par le Tryal, et Mr. Saunders, qui en étoit le Capitaine, se rendit à bord du Centurion. il informa le Commandeur, qu'il avoit pris ce Vaisseau le 18 du courant, que comme c'étoit un excellent Voilier, il l'avoit poursuivi pendant trente-six heures, sans pouvoir le joindre ; que pendant un tems il avoit si peu gagné, qu'il ne comptoit guère de le prendre ; et que les Espagnols, quoique effrayés, au commencement, de se voir poursuivis par un nuage de voiles, le Tryal prenant tant d'eau, qu'on n'en voyoit que la voilure, s'étoient rassurés en remarquant qu'ils se trouvoient presque toujours à la même distance du Tryal. Dans le plus fort de leur frayeur ils s'étoient recommandés à la protection de la Sainte Vierge, et il s'en fallut peu qu'ils ne s'imaginassent avoir été exaucés ; car ayant fait fausse route pendant la nuit, et pris, à ce qu'ils croyoient, toutes les précautions possibles pour qu'on ne vît aucune clarté dans leur Vaisseau, ils auroient pu facilement échapper, s'il n'y avoit pas eu une fente dans un de leurs volets. La lumière, qui passoit par cette ouverture, dirigea le cours du Tryal, qui gagnant toujours, se trouva enfin à la portée du Canon. Le Capitaine Saunders envoya alors au Vaisseau ennemi une bordée, qui n'empêcha pas les Espagnols de continuer tranquilement leur route. Mais cette tranquilité ne fut pas de longue durée, car comme le Tryal se préparait à leur donner une seconde bordée, ils sortirent de leurs cachettes, amenèrent les voiles, et se rendirent sans faire la moindre résistance. C'étoit un des plus grands Vaisseaux marchands, dont on se servît dans ces Mers, d'environ six cens tonneaux, et nommé l' Aranzazu. Il alloit de Callao à Valparaiso, et avoit à peu près la même charge que le Carmelo, excepté que l'Argent, qui se trouva à bord, n'excédoit guère la valeur de 5000 livres sterling.

Mais la joye, que nous ressentimes en cette occasion, fut fort diminuée, quand nous apprimes, que le grand Mât du Tryal étoit fendu, et que son grand Mât de Hune, avoit été abattu. Pendant que nous portions le lendemain matin de conserve à l'Est, avec un vent de Sud assez frais, ce Vaisseau essuya un nouveau malheur : son Mât de Misaine se rompit, de sorte qu'il se trouvoit entièrement démâté. Ce qui contribuoit à rendre ces différens accidens plus fâcheux, étoit l'impossibilité où nous étions alors d'y remédier. Le vent étoit fort, et la Mer si grosse, que nous n'osions pas envoyer notre Chaloupe au secours du Tryal ; comme, d'un autre côté, nous ne pouvions pas abandonner ce Vaisseau dans l'état où il étoit, nous mimes en panne pendant près de deux fois vingt-quatre heures. Pour comble de malheur, le vent nous éloignoit de notre croisière, dans un tems, où en conséquence des lumières que nous avions reçues, nous pouvions espérer de voir paroître sur la Côte divers Vaisseaux ennemis, que rien n'empêcheroit à présent de gagner le Port de Valparaiso. Et je suis très convaincu, que le malheur que le Tryal eut de perdre ses Mâts, et notre éloignement de l'endroit où nous devions croiser, nous privèrent de quelques captures considérables.

Le tems s'étant un peu calmé le 27 nous envoyames notre Chaloupe pour quérir le Capitaine du Tryal. Cet Officier étant venu à bord, produisit une pièce signée par lui et par tous les autres Officiers de son bord. Cette pièce marquoit en substance, que leur Vaisseau étoit non seulement démâté, mais faisoit aussi tellement eau, qu'il falloit pomper sans relâche, même par un tems modéré ; que par le vent frais, qu'il avoit fait en dernier lieu, quoiqu'on eût fait jouer les pompes continuellement, et qu'aucun d'eux n'eut été dispensé de mettre la main à l'ouvrage, l'eau avoit été en augmentant ; sur le tout, qu'ils craignoient de périr au premier orage qu'ils auroient à essuyer, et qu'ainsi ils prioient le Commandeur de prendre quelques mesures pour leur sureté. Mais réparer le Tryal, et le mettre en état de tenir la Mer, étoit une entreprise au-dessus de ses forces. Nous n'avions ni Mâts ni Agrés à lui fournir. D'ailleurs, il n'y avoit pas moyen de lui donner le radoub en pleine Mer ; et quand même nous aurions eu un Port pour cela, ç'auroit été une extrême imprudence dans une conjoncture aussi critique, de perdre autant de tems qu'en auroit exigé cet ouvrage. Ainsi il ne restoit d'autre parti à prendre au Commandeur que celui de détruire ce Vaisseau, après en avoir tiré l'Equipage : mais comme il lui parut néсessaire pour le service de Sa Majesté de conserver l'apparence de nos forces, il destina la prise du Tryal, que le Viceroi du Pérou avoit plus d'une fois armée en guerre, à servir de Frégate, fit passer l'Equipage du Tryal à bord de ce Vaisseau, et donna de nouvelles commissions, tant au Capitaine qu'au reste des Officiers. Cette nouvelle Frégate, dans le tems qu'elle étoit encore aux Espagnols, avoit été montée de trente-deux pièces de Canon ; mais elle ne devoit en avoir à présent que vingt, c'est-à-dire les douze qui se trouvoient à bord du Tryal, et huit qui avoient appartenu à la Pinque Anne. Cette affaire étant ainsi reglée, Mr. Anson donna ordre au Capitaine Saunders d'avoir soin qu'on tirât du Tryal tout ce qui pouvoit être de quelque usage aux autres Vaisseaux, et ensuite de le faire couler à fond. Après avoir vu exécuter ce dernier ordre, il lui étoit enjoint d'aller croiser avec sa Frégate, qui devoit s'appeller la prise du Tryal, à la hauteur des Côtes les plus élevées de Valparaiso, au N. N. O. de ces Côtes, à la distance de douze ou quinze lieues : car comme tous les Vaisseaux, qui, en partant de Valparaiso, portent au Nord, suivent ce cours Mr. Anson se proposoit d'empêcher, par ce moyen, qu'on ne reçût avis à Callao, qu'il manquoit deux Vaisseaux, ce qui donnerait lieu à ceux de Callao de conclurre, que l'Escadre Angloise pourroit bien être dans le voisinage. La prise du Tryal devoit rester à sa croisière pendant vingt-quatre jours, et ensuite, en cas qu'au bout de ce terme elle ne fût pas jointe par le Commandeur, ranger la Côte jusqu'à Pisco ou Nasca ou elle trouveroit sûrement Mr. Anson. Ce Chef d'Escadre ordonna pareillement au Lieutenant Saumarez, qui commandoit la prise du Centurion, d'aller de conserve avec le Capitaine Saunders, après l'avoir aidé à décharger le Tryal. Ces deux Vaisseaux, en croisant à quelque distance l'un de l'autre, augmentoient la probabilité qu'aucun Navire ennemi ne pourroit passer sans être apperçu. Ces ordres étant ainsi donnés, le Centurion se sépara d'eux à onze heures du soir, le 27 de Septembre, faisant route au midi, dans l'intention de croiser quelques jours au lof de Valparaiso.

Nous comptions, que cette disposition de nos Vaisseaux nous faisoit tirer du peu que nous avions de forces tout le parti possible. il y avoit lieu de supposer que le Gloucester ne pouvoit plus être fort loin de sa croisière à la hauteur de Paita ; et par la manière dont nous étions placés, nous étions fondés à espérer d'intercepter tous les Vaisseaux employés au commerce entre le Pérou et le Chili au Sud, et entre Panama et le Pérou au Nord. Car le principal négoce du Pérou avec le Chili se faisant à Valparaiso, et le Centurion croisant au lof de cet endroit, il y avoit apparence qu'il les rencontreroit, la pratique constante de ces Vaisseaux étant de diriger leur cours vers la Côte au lof de ce Port. Le Gloucester, d'un autre côté, devoit pareillement se trouver sur la route des Vaisseaux allant de Panama, ou du Nord, au Pérou ; puisque ces Vaisseaux dirigent toujours leurs cours vers les Côtes élevées, à la hauteur desquelles il devoit établir sa croisière. La prise du Tryal et celle du Centurion n'étoient pas moins bien placées pour couper toute communication, en interceptant les Vaisseaux qui voudroient aller de Valparaiso au Nord ; car c'étoit naturellement par le moyen de ces Vaisseaux qu'on auroit pu avoir quelques nouvelles de nous au Pérou.

Les arrangemens les mieux concertés n'emportent avec eux qu'une probabilité de succès plus ou moins grande, mais qui ne va jamais à une certitude parfaite : les accidens , qui ne sauroient entrer en ligne de compte dans les délibérations, ayant souvent l'influence la plus puissante sur les évènemens. C'est ainsi que dans le cas présent, l'état où le Tryal se trouvoit réduit, et l'obligation de quitter notre croisière, pour l'assister, malheurs qu'aucune prudence humaine ne pouvoit prévoir ni prévenir, donnèrent occasion à tous les Vaisseaux destinés pour Valparaiso, de gagner ce Port, durant ce fâcheux intervalle. Car quoique, après nous être séparés du Capitaine Saunders, nous nous hâtassions de regagner notre croisière, où nous arrivames le 29, à midi, nous n'eumes cependant pas le bonheur de découvrir une seule voile jusqu'au 6 d' Octobre : ainsi jugeant que ce seroit du tems perdu que de s'opiniâtrer à rester davantage, nous portames au lof[1] du Port, dans le dessein de joindre nos prises ; mais quand nous arrivames à leur croisière, nous ne les apperçumes pas, quoique nous y restassions quatre ou cinq jours. Dans la supposition, qu'elles s'étoient éloignées en donnant la chasse à quelque Vaisseau ennemi, nous rangeames la Côte jusqu'aux hauteurs de Nasca, où le Capitaine Saunders avoit ordre de nous joindre. Nous gagnames cet endroit le 21 pleins d'espérance de rencontrer quelques Vaisseaux ennemis sur la Côte : car le témoignage de ceux qui avoient navigé autrefois dans les mêmes Parages, et le rapport de nos Prisonniers, s'accordoient à nous assurer, que tous les Vaisseaux destinés pour Callao, passent toujours par-là, afin de ne pas courir risque de tomber sous le vent du Port. Cependant nous ne vimes pas une seule Voile jusqu'au 2 de Novembre. Ce jour-là nous apperçumes deux Vaisseaux, auxquels nous donnames la chasse , et qui se trouvèrent bientôt être les prises du Tryal et du Centurion. Comme ils avoient l'avantage du vent, nous ferlames nos voiles pour les attendre. Le Capitaine Saunders vint à notre bord, et informa le Commandeur, qu'il avoit exécuté ses ordres touchant le Tryal ; qu'il n'avoit point pu faire couler ce Vaisseau à fond avant le 4 d' Octobre, la Mer ayant été si grosse, et le Vaisseau, faute de Mâts et de Voiles pour le gouverner, si agité, qu'il n'avoit pas été possible à la Chaloupe de le prolonger durant la plus grande partie de tout ce tems ; que pendant qu'ils attendoient ainsi l'occasion de se rendre à bord du Tryal, ce Vaisseau et eux avoient été emportés si loin au Nord-Ouest, qu'ils s'étoient vus obligés de courir la bande de l'Ouest, pour regagner leur croisière ; et que c'étoit à cause de cela que nous ne les y avions point trouvés. Au reste, ils n'avoient pas été plus heureux que nous, n'ayant rencontré aucun Vaisseau, depuis qu'ils s'étoient séparés de nous. Ce trait de conformité, et la certitude où nous étions, que si, depuis quelque tems des Vaisseaux eussent navigé dans ces Mers, nous les aurions rencontrés, nous déterminèrent à croire, que ceux de Valparaiso, ne voyant pas arriver les deux Navires que nous avions pris, avoient, sur le soupçon que nous étions dans le voisinage, mis un embargo sur tous les Vaisseaux marchands dans ces Contrées Méridionales. Nous craignions aussi qu'on ne travaillât actuellement à équiper les Vaisseaux de guerre à Callao, car nous savions qu'un Exprès n'employoit ordinairement que vingt-neuf ou trente jours à se rendre de Valparaiso à Lima, et il y en avoit déja plus de cinquante que nous avions fait notre première prise. Ce double sujet de crainte engagea Mr. Anson à se hâter d'arriver sous le vent de Callao, et de joindre le Capitaine Mitchel, qui croisoit à la hauteur de Paita, le plutôt possible, afin que nos forces étant réunies, nous fussions en état de bien recevoir les Vaisseaux de Callao, en cas qu'ils osassent mettre en mer. Dans cette vue nous partimes le même après-midi, prenant bien soin de nous tenir assez loin de la Côte pour n'être point appercus ; car nous savions qu'il étoit défendu, sous de sévères peines, à tous les Navires du Païs de passer le Port de Callao sans y relâcher, et comme cette Loi étoit constamment observée, nous serions indubitablement reconnus pour Ennemis, si nous ne nous y conformions pas.

Dans l'incertitude où nous étions de pouvoir rencontrer l'Escadre Espagnole, le Commandeur fit passer à bord du Centurion, une partie de son monde, dont il avoit auparavant équipé le Carmelo. Portant ensuite au Nord, nous eumes connoissance de la petite Ile de St. Gallan, qui étoit éloignée de nous environ sept lieues au N. N. E. demi-quart à l'Est. Cette Ile est située vers le quatorzième degré de Latitude Méridionale, et à peu près à cinq milles au Nord d'une hauteur, appellée Morro Veijo, ou la tête du vieillard. Je fais mention de cette Ile et de la hauteur voisine, parce qu'il se trouve entre ces deux endroits la meilleure croisière qu'il y ait sur cette Côte : tous les Vaisseaux destinés pour Callao, soit qu'ils viennent du Nord ou du Sud, cherchant à reconnoître ces endroits pour diriger leur cours. Le 5 de Novembre, à trois heures après-midi, nous nous trouvames à la vue des hauteurs de Barranca, située à 10 degrés 36 minutes de Latitude Méridionale environ à huit ou neuf lieues de nous, au N. E. vers l'Est, et une heure après nous eumes le contentement si longtems souhaité de voir une Voile. Nous l'apperçumes d'abord sous le vent, et lui donnames la chasse à l'instant même. Le Centurion, qui cingloit mieux que les deux prises, les devança si fort, qu'elles 1e perdirent bientôt de vue. Cependant, la nuit étant survenue avant que nous eussions pu joindre le Vaisseau ennemi, vers les sept heures du soir nous le perdimes de vue, et ne sumes quel cours suivre : à la fin comme nous avions alors le vent favorable, Mr. Anson résolut de laisser les Voiles comme elles étoient, et de ne point changer de cours ; car quoiqu'il n'eût aucun lieu de douter que le Vaisseau ennemi ne fît fausse route pendant la nuit ; comme néanmoins il n'étoit pas possible de deviner de quel côté il changeroit de direction, il lui parut plus prudent de poursuivre son cours, à cause qu'il devoit nécessairement par-là se trouver plus près de l'Ennemi, que s'il lui arrivoit de se tromper, en changeant de direction au hazard, le Vaisseau, que nous poursuivions, étant, en ce cas, infailliblement perdu pour nous. Nous continuames ainsi à lui donner la chasse dans l'obscurité environ une heure et demie ; et durant tout ce tems, tantôt l'un, et tantôt l'autre des Gens de notre Equipage crurent en discerner les Voiles droit devant nous ; mais à la fin Mr. Brett, alors notre second Lieutenant, l'appercut réellement à Bas-bord, faisant route vers la haute Mer, avec une direction qui différoit de quatre pointes de compas de la nôtre. Aussitôt nous gouvernames sur la Vaisseau ennemi : nous le joignimes en moins d'une heure, et il se rendit après avoir essuyé quatorze coups de Canon. Notre troisième Lieutenant, Mr. Dennis, fut envoyé avec la Chaloupe et quinze hommes pour prendre possession de la prise, et amener les Prisonniers à notre bord. Ce Vaisseau, qui se nommoit Santa Térésa de Jésus, avoit été bâti à Guaiaqu'il, étoit d'environ trois cens tonneaux, et commandé par un Biscayen, appellé Barthélemy Urrunaga ; il alloit de Guaiaqu'il à Callao, et étoit chargé de bois de charpente, de fil de Pito, qui est très fort, et qu'on fait d'une espèce d'Herbe, de Draps de Quito, de Cacao, de Noix de Coco, de Tabac, de Cuirs, de Cire, etc. Les Espèces, qui se trouvèrent à bord, ne consistoient qu'en quelque monnoye d'argent, et ne montoient en tout qu'à 170 liv. sterling. A la vérité la charge auroit été de grande valeur, si nous avions pu en disposer; mais comme il est expressément défendu aux Espagnols de jamais rançonner leurs Vaisseaux, la plupart des choses, que nous prenions dans ces Mers, à l'exception de celles dont nous avions besoin pour nous-mêmes, ne nous servoient de rien. Ce n'est pas que ce ne fût un grand sujet de contentement pour nous, que de causer un dommage considérable à nos Ennemis : cela même formant une bonne partie de notre destination. Outre l'Equipage de notre prise, qui montoit à quarante-cinq hommes, il y avoit à bord quatre hommes et trois femmes, tous nés dans le Païs de parens Espagnols, et trois Esclaves noires, qui servoient les femmes. Ces dernières étoient une mère et ses deux filles, dont l'ainée pouvoit avoir vingt et un ans et la cadette, quatorze. On auroit tort de s'étonner que de si jeunes personnes fussent excessivement allarmées en se voyant entre les mains d'un Ennemi, que la conduite passée des Flibustiers et les insinuations artificieuses de leurs Prêtres leur faisoient envisager avec horreur. Leurs craintes ne pouvoient qu'augmenter par la beauté régulière de la plus jeune des deux filles, et par la disposition où devoient être naturellement des gens de Mer, qui depuis près de douze mois n'avoient point vu de femmes. Aussi s'étoient-elles cachées toutes quand notre Officier vint à bord ; et quand on les trouva, ce ne fut qu'avec bien de la peine qu'il put les engager à paroître au jour ; cependant il vint bientôt à bout de les rassurer par ses manières, et par les déclarations réïtérées qu'il leur fit, qu'elles n'avoient absolument rien à craindre. Le Commandeur, instruit de la chose, ordonna qu'elles resteroient à bord de leur propre Vaisseau, et dans l'apartement qu'elles avoient occupé jusqu'alors, où elles seraient servies comme auparavant, avec défense de ne leur pas faire la moindre peine. Et pour qu'elles fussent plus sûres que ces ordres seroient exécutés, ou, en cas qu'ils ne le fussent pas qu'elles pourroient s'en plaindre, Mr. Anson permit que le Pilote de leur Vaisseau, qui dans les Navires Espagnols est généralement considéré comme la seconde personne, restât à bord avec elles, pour leur tenir lieu de Garde et de Protecteur. Mr. Anson lui donna cette commission, à cause qu'il paroissoit prendre un intérêt particulier à ces femmes, et qu'il s'étoit dit le mari de la plus jeune d'elles, quoiqu'il parut dans la suite, tant par le rapport du reste des Prisonniers, que par d'autres circonstances, qu'il n'avoit parlé ainsi que pour la mieux garantir des outrages qu'elle sembloit avoir lieu d'appréhender. Un procédé aussi humain et aussi généreux de la part de notre Commandeur, dissipa entièrement les frayeurs de nos Prisonnières, qui parurent très contentes durant tout le tems qu'elles restèrent avec nous, comme j'aurai occasion de le marquer plus en détail dans la suite.

J'ai dit ci-dessus, qu'au commencement de la poursuite, le Centurion avoit tellement devancé les deux prises, qu'elles l'avoient perdu de vue. Pour leur donner le tems de nous joindre, nous mimes en panne toute la nuit, tirant des coups de Canon, et faisant des feux chaque demi-heure pour empêcher que le Capitaine Saunders et le Lieutenant Saumarez ne nous dépassassent sans nous appercevoir ; mais ils étoient si loin derrière nous, qu'ils ne virent ni n'entendirent aucun de nos signaux, et ne nous atteignirent que le lendemain assez tard. Quand ils nous eurent joints nous portames ensemble au Nord, au nombre de quatre voiles. Nous trouvames en cet endroit la Mer, à plusieurs milles autour de nous, d'un très beau rouge, et remarquames que cette couleur venait d'une quantité prodigieuse de frai de Poisson qui couvrait la surface de l'eau. Nous mimes tant soit peu de cette eau dans un verre à vin, et vimes que bien loin d'être trouble, comme elle nous l'avoit paru, elle étoit claire comme du Cristal, excepté qu'il y surnageoit quelques globules rouges et glaireux. Notre nouvelle prise nous fournissant du bois de charpente, Mr. Anson ordonna qu'on réparât les Chaloupes, et qu'on fît des Chandeliers pour les pierriers aux proues, tant du Bateau à rame, que de la Pinasse, afin de les rendre de plus de service, en cas que nous fussions obligés d'attaquer des Vaisseaux, ou de tenter quelque autre entreprise sur la Côte.

En portant delà au Nord, nous ne vimes rien de remarquable durant deux ou trois jours, quoique nos Vaisseaux fussent assez écartés l'un de l'autre, pour qu'aucun Navire ennemi ne pût probablement nous échapper. En rangeant la Côte, nous remarquames qu'il y avoit généralement parlant un Courant, qui faisoit dériver notre Vaisseau vers le Nord à raison de dix ou douze milles par jour. Nous trouvant alors à huit degrés de Latitude Méridionale, nous commençames à être entourés de Poissons volans, et de Bonites, les prémiers que nous eussions vus depuis notre départ des Côtes du Brézil C'est une chose remarquable, que sur les Côtes Orientales de l'Amérique Méridionale, ils s'étendent à une Latitude beaucoup plus avancée que sur les Côtes Occidentales du même Continent : car nous ne les perdimes de vue sur la Côte du Brézil, qu'en approchant du Tropique Méridional. Le cause de cette différence vient certainement des différens degrés de chaleur dans la même Latitude des deux cotés de ce vaste Continent, et à cette occasion je prendrai la liberté de faire une courte digression sur le chaud et le froid de différens climats, et sur les variations qu'on éprouve à ces deux égards dans le même endroit en différens tems de l'année et en différens endroits situés sous le même degré de Latitude.

Les Anciens, à ce qu'il paroit par plusieurs endroits de leurs Ecrits, croyoient que des cinq Zones, qui comprennent tout le Globe de la Terre, il n'y en avoit que deux habitables, supposant qu'il fait soit trop chaud entre les Tropiques, et qu'aux Cercles Polaires le froid commençoit à devenir insupportable. Il y a longtems qu'on est revenu de cette double erreur ; mais on n'a jusqu'ici que très imparfaitement comparé ensemble le chaud et le froid des différens Climats. Cependant, on en sait assez pour pouvoir affirmer, que tous les lieux situés entre les deux Tropiques ne sont pas ceux de notre Globe où la chaleur est la plus grande, et que, d'un autre côté, plusieurs lieux situés au delà des Cercles Polaires, ne souffrent pas cet extrême degré de froid, que leur situation semble supposer : c'est-à-dire, en d'autres termes, que la température d'un endroit dépend beaucoup plus de quelques autres causes, que de la distance du Pole, ou de sa proximité de l'Equateur.

Cette proposition a rapport à la température générale des lieux, en considérant l'année entière ; et dans ce sens l'on ne sauroit nier, que la Ville de Londres, par exemple, n'ait des saisons plus chaudes, que le fond de la Baye de Hudson, qui se trouve à peu près au même degré de Latitude, l'hiver étant si rigoureux dans ce dernier endroit, que les plantes de nos Jardins, qui résistent le mieux au froid, ont peine à y vivre. Que si nous comparons la Côte du Brézil avec la Côte Occidentale de l' Amérique Méridionale, comme, par exemple Ð’ahia avec Lima, la différence sera encore plus considérable ; car quoique la chaleur soit très grande sur la Côte du Brézil, celle qu'on éprouve dans les Mers du Sud à la même Latitude, est peut-être aussi tempérée qu'en aucune autre partie de notre Globe, puisqu'en rangeant cette dernière Côte, la chaleur, que nous eumes, n'égala pas une seule fois celle d'un jour d'Eté un peu chaud en Angleterre : et la chose nous parut d'autant plus frappante, que nous n'eumes aucune pluye qui rafraichît l'air.

Les causes de cette température dans les Mers du Sud ne sont pas difficiles à assigner, et j'aurai soin de les indiquer dans la suite. Ce que je me propose à présent, est d'établir la vérité de cette assertion, que la seule Latitude d'un endroit ne fournit pas de règle, par laquelle on puisse juger du degré de chaleur ou de froid qui y règne. On pourrait peut-être confirmer cette proposition, en observant, qu'au haut des Andes, qui sont situées sous la Ligne, la neige ne se fond en aucun tems de l'année: marque d'un plus grand froid, qu'il n'en règne dans plusieurs lieux placés bien au-delà du Cercle Polaire.

J'ai considéré jusqu'ici la température de l'air durant tout le cours de l'année, et l'estime grossière du chaud et du froid que chacun fait en s'en rapportant à ses propres sensations. Que si l'on examine la chose par le moyen des Thermomètres, qui, relativement au degré absolu de chaud et de froid, doivent être tenus pour infaillibles, si, dis-je, l'on s'en rapporte aux Thermomètres, on verra avec étonnement que la chaleur, dans des Latitudes très avancées, comme à Pétersbourg, par exemple, est, en certains tems, beaucoup plus grande, qu'aucune qu'on ait observée jusqu'ici entre les Tropiques ; et que même à Londres l'an 1746, il fît, un jour, durant quelques heures, une chaleur supérieure à celle qu'éprouva un Vaisseau de l'Escadre de Mr. Anson, en allant delà au Cap Horn, et au retour, ayant été obligé de passer deux fois sous la Ligne. Car durant l'Eté de cette année, un Thermomètre gradué suivant la méthode de Farenheit, monta une fois à Londres jusqu'au 78° ; et la plus grande hauteur qu'un Thermomètre du même genre ait atteint dans le Vaisseau, dont je viens de parler, ne fut que 76° : c'étoit à l'Ile de Ste. Catherine, vers la fin de Décembre, le Soleil étant vertical à trois degrés près. Et pour ce qui est de Petersbourg, je trouve dans les Mémoires de cette Académie, que l'an 1734, le 20 et le 25 de Juillet, le Thermomètre monta jusqu'à 98° à l'ombre, c'est-à-dire, à vingt-deux divisions de plus qu'à Ste. Catherine : degré de chaleur si prodigieux, qu'on seroit tenté de révoquer la chose en doute, si l'on pouvoit former le moindre soupcon sur la fidélité et l'exactitude des observations.

Si l'on demande, comment il se peut, que dans plusieurs endroits entre les Tropiques la chaleur passe pour si violente, quoiqu'il paroisse par les exemples allégués, qu'elle est égalée souvent, ou même surpassée dans des Latitudes peu éloignées du Cercle Polaire ; je répondrai, que l'estime du chaud en quelque endroit particulier, ne doit pas être fondée sur le degré de chaleur, qui y règne de tems en tems, mais doit plutôt être déduite de la chaleur moyenne, relativement à une saison, ou peut-être à une année entière. En considérant la chose sous ce point de vue, on verra aisément, combien un même degré de chaleur doit paroître incommode, en durant longtems sans variation remarquable. Par exemple, comparant ensemble Ste. Catherine et Pétersbourg, supposons qu'en Eté la chaleur soit à Ste. Catherine de 76°, et en Hiver de 56°. Cette dernière conjecture n'est fondée sur aucune observation ; mais je crois la diminution assez forte. Dans cette supposition, la chaleur moyenne pour toute l'année sera 66°, et cela peut-être de nuit aussi bien que de jour, avec peu de variation. Cela étant, ceux qui font fréquemment usage de Thermomètres, ne disconviendront pas que ce degré de chaleur, continué longtems, ne passe chez la plupart des hommes pour suffoquant. Or comme à Pétersbourg le Thermomètre indique rarement une chaleur plus grande que celle qui a lieu à Ste. Catherine, cependant comme dans d'autres tems le froid est beaucoup plus grand, la chaleur moyenne pour une année, ou même seulement pour une saison, sera fort au dessous de 66°. Car je trouve que la variation du Thermomètre à Pétersbourg est au moins cinq fois plus grande entre les deux divisions les plus éloignées, que celle que j'ai supposé avoir lieu à Ste. Catherine.

Mais outre cette manière d'estimer la chaleur d'un endroit, en prenant pour quelques mois la chaleur moyenne, il y a, si je ne me trompe, une cause, dont aucun Auteur, que je sache, n'a fait mention, qui doit augmenter la chaleur apparente des plus chauds Climats, et diminuer celle des Climats les plus froids. Pour m'expliquer plus clairement sur cet article , j'observerai, que la mesure de la chaleur absolue, indiquée par le Thermomètre, ne marque pas infailliblement la sensation de chaleur dont le Corps humain est affecté. Car comme une succession perpétuelle d'air frais est nécessaire pour que nous puissions respirer, il y a aussi quand il a fait chaud pendant quelque tems, un air imprégné de vapeurs, qui ne manque jamais d'exciter en nous une idée de chaleur étouffante bien plus grande que celle que la seule chaleur d'un air agité et pur aurait excitée. Il suit delà , que le Thermomètre ne sauroit déterminer la chaleur que cette cause fait éprouver au Corps humain ; et outre cela que la chaleur dans la plupart des endroits situés entre les Tropiques, doit être beaucoup plus incommode, que le même degré de chaleur absolue dans une Latitude, plus avancée vers le Pole. Car l'uniformité et la durée de la première de ces chaleurs contribue à imprégner l'air d'une quantité prodigieuse d'exhalaisons et de vapeurs, la plupart très malsaines : or comme dans ces Climats les vents sont foibles et réglés les exhalaisons changent seulement de place, sans être dissipées, ce qui rend l'Atmosphère moins propre pour la respiration, et produit par cela même cette sensation qu'on appelle chaleur étouffante : au-lieu que dans des Latitudes plus avancées ces vapeurs s'élèvent probablement en moindre quantité ; sans compter que des vents irréguliers et violens les dissipent souvent tellement, que le même degré de chaleur absolue n'est pas accompagné de cette incommode sensation de chaleur suffoquante. En voila assez en général sur cet article, au sujet duquel je ne saurois m'empêcher de souhaiter, que, comme il intéresse le Genre humain, et en particulier tous les Voyageurs, on l'approfondit avec soin, et que tous les Vaisseaux, destinés à faire des Voyages dans des Climats chauds fussent fournis de Thermomètres d'une fabrique connue, et qu'on marquât exactement les observations journalières qu'on pourroit faire par leur moyen. C'est une chose étonnante, eu égard au goût d'observations qui s'est établi en Europe depuis quatre-vingts ans, qu'on n'ait encore rien tenté de pareil. Pour moi, je ne me souviens pas d'avoir vu quelque observation sur le froid et le chaud, faites dans les Indes Orientales ou Occidentales par des gens de Mer, excepté celles, qui ont été faites par ordre de Mr. Anson, à bord du Centurion, et par le Capitaine Leg à bord de la Séverne, qui étoit un autre Vaisseau de notre Escadre. J'ai été engagé en quelque sorte à cette digression par l'idée du beau tems que nous eûmes sur la Côte du Pérou, même sous la Ligne Equinoctiale. Mais pour entrer à cet égard dans un plus grand détail, j'ajouterai ici, que dans ce Climat tout contribue à rendre l'air ouvert et la lumière du jour agréable. Car en d'autres Païs la chaleur insupportable du Soleil en Eté fait qu'on ne sauroit la plus grande partie du jour, ni travailler, ni même prendre l'air ; et les fréquentes pluyes ne sont pas moins incommodes dans des saisons plus tempérées : mais dans cet heureux Climat on voit rarement le Soleil : non que le Ciel y paroisse jamais couvert de sombres nuages : car il n'y a précisément qu'autant de nuages qu'il faut pour cacher le Soleil, et tempérer l'ardeur de ses rayons perpendiculaires, sans obscurcir l'air, ou diminuer en rien la beauté de la lumière. Aussi peut-on travailler chez soi et même à la campagne, toutes les heures du jour ; et cette fraicheur de l'air, qui dans d'autres Climats est quelquefois l'effet des pluyes, n'y manque pas non plus : ce même effet étant produit par les brises qui viennent des Régions plus froides situées vers le Sud. Il y a lieu de supposer qu'une température aussi heureuse est principalement due au voisinage de ces prodigieuses Montagnes, appellées les Andes, qui étant parallèles à la Côte, dont elles sont peu éloignées, et s'élevant beaucoup plus haut qu'aucune autre Montagne, ont sur leur pente une grande étendue de Païs, où, suivant qu'ils sont plus ou moins éloignés du Sommet, on a toutes sortes de Climats dans toutes les saisons de l'année. Ces Montagnes, en interceptant une grande partie des vents d'Est, qui règnent généralement dans le Continent de l' Amérique Méridionale, et en rafraichissant cette partie de l'air qui passe par dessus leurs sommets couverts de neige ; ces Montagnes, dis-je, sont sans doute la cause que les Côtes voisines et les Mers du Pérou peuvent être rangées dans la classe des Climats les plus tempérés. Car dès que nous fumes à une certaine distance de la Ligne, où ces Montagnes ne purent nous être d'aucun secours, et que nous n'eumes plus rien pour nous couvrir du côté de l'Est, que les hauteurs et l'Isthme de Panama, qui ne sont que des Taupinières en comparaison des Andes, nous éprouvames en deux ou trois jours que nous avions passé de l'air tempéré du Pérou dans le Climat brulant des Indes Occidentales. Mais il est tems de reprendre le fil de notre narration.

Le 10 de Novembre nous étions trois lieues au midi de l'Ile la plus Méridionale de Lobos, dont la Latitude est 6° 27' Sud. Il y a deux Iles de ce nom ; celle-ci, qui s'appelle Lobos de la Mar ; et une autre, plus Septentrionale, qui ressemble beaucoup à la première, et qu'on prend souvent pour elle, appellée Lobos de Tierra. Nous n'étions pas loin alors de la croisière assignée au Gloucester : ainsi, dans la crainte de le manquer, nous portames peu de voiles toute la nuit. Le lendemain, à la pointe du jour, nous vimes au lof un Vaisseau qui tâchoit de gagner la Côte. Il avoit passé près de nous pendant l'obscurité de la nuit ; et comme nous vimes d'abord que ce n'étoit pas le Gloucester, nous forçames de voiles pour le joindre. Le vent se trouvant trop foible pour que nous pussions beaucoup avancer, Mr. Anson ordonna qu'on armât le Bateau à rame, sa Pinasse, et celle du Tryal, et qu'on abordât le Vaisseau ennemi. Le Lieutenant Brett, qui commandoit le Bateau à rame, s'en approcha le premier, vers les neuf heures, le salua d'une décharge de Mousquetterie entre les Mâts, an-dessus des têtes de l'Equipage, et fit sauter aussitôt la plupart de ses gens à bord ; mais les Espagnols ne firent pas la moindre résistance, étant suffisamment effrayés par l'éclat des sabres, et par la décharge qu'ils venoient d'essuyer. Le Lieutenant Brett fit amener les voiles, et ayant chemin faisant pris avec lui les deux Pinasses, alla trouver le Commandeur. Quand il fut de nous à la distance d'environ quatre milles d' Angleterre, il passa dans le Bateau à rame, menant avec lui plusieurs Prisonniers, qui l'avoient instruit de plusieurs choses importantes, dont il vouloit informer le Commandeur. A son arrivée nous apprimes que la prise s'appeloit Nuestra Senora del Carmin, et étoit d'environ cent soixante-dix tonneaux. Un Vénitien, nommé Marcos Moréna en étoit le Commandant, et avoit à bord quarante-trois Matelots. La charge consistoit en Acier, Fer, Cire, Poivre, Bois de Cèdre, Planches, Tabac en poudre, Rosaires, marchandises d'Europe en ballots, Canelle, Empois bleu, Indulgences, et plusieurs autres sortes de marchandises : quoique dans les circonstances où nous nous trouvions, cette charge ne fût pas de grand prix pour nous, la perte ne laissoit pas d'être très considérable pour les Espagnols, le simple achat du tout leur ayant coûté à Panama plus de 400000 écus. Ce Vaisseau devoit se rendre à Callao, et avoit touché à Paita pour y faire de l'eau et des vivres, et ne s'étoit remis en mer que depuis vingt-quatre heures quand il tomba entre nos mains.

J'ai dit que Mr. Brett avoit reçu des Prisonniers d'importans éclaircissemens, dont il souhaitoit de faire d'abord part à Mr. Anson. Le prémier, qui lui donna quelques lumières et dont le rapport fut dans la suite confirmé par les autres Prisonniers, étoit un Irlndois Catholique, nommé John Williams, qu'il trouva à bord du Vaisseau Espagnol. Williams avoit trouvé moyen de se faire transporter de Cadis au Mexique, et avoit parcouru tout ce Royaume comme Mercier. Il assuroit avoir gagné à ce métier 4 ou 5000 écus ; mais que les Prêtres, sachant qu'il avoit de l'argent, l'avoient tracassé, et qu'on lui avoit à la fin tout ôté. Il étoit à la vérité fort déguenillé, ne faisant que sortir de prison à Paita où il avoit été confiné pour quelque faute. Il témoigna une grande joye à 1a vue de ses Compatriotes, et leur dit sur le champ, que, peu de jours auparavant il étoit arrivé un Vaisseau à Paita, dont le Maitre avoit informé le Gouverneur qu'on très grand Vaisseau, qu'il jugeoit à la figure, et à la couleur des voiles, appartenir à l'Escadre Angloise, lui avoit donné la chasse en pleine mer : nous conjecturames, que ce devoit avoir été le Gloucester, et sçumes dans la suite que nous avions bien deviné. Le Gouverneur, convaincu de la vérité de la déposition du Maitre, envoya un Exprès à Lima pour en informer le Viceroi : et l'Officier Royal, qui résidoit à Paita[2], craignant une visite de la part des Anglois, étoit actuellement occupé à faire transporter le Trésor du Roi et le sien à Piura, Ville dans les terres, à la distance d'environ quinze lieues. Nous apprimes de plus de nos Prisonniers, qu'il y avoit à la Douane de Paita, une somme considérable d'argent, qui appartenoit à quelques Marchands de Lima ; et que cet argent devoit être embarqué à bord d'un Navire, qui étoit actuellement dans le Port de Paita, et qui alloit partir incessamment pour Sonsonnate, sur la Côte du Méxique, dans le dessein d'y acheter une partie de la charge du Vaisseau de Manille. Ce Navire passoit à Paita pour un très bon Voilier ; et avoit été fuivé depuis peu ; et à ce que croyoient les Prisonniers, devait probablement mettre à la voile le lendemain matin. Ce qu'ils venoient de dire au sujet de la vitesse de ce Navire, à bord duquel l'argent devoit être embarqué, ne nous donnoit presque aucun lieu de croire que notre Vaisseau, qui avoit à peu près été deux ans en mer, fût en état de le joindre, si nous le laissions sortir du Port. Cette considération, jointe à celle que nous étions découverts, et que l'allarme seroit bientôt répandue sur toute la Côte , et qu'ainsi ce seroit fort inutilement que nous continuerions à croiser dans ces Parages, détermina le Commandeur à tâcher de s'emparer de la Place par surprise. Pour réussir dans cette expédition, il s'étoit instruit exactement de la force et de l'état de Paita, et avoit une espèce de certitude, qu'il ne couroit aucun risque d'y perdre du monde. Outre cela, le succès de l'entreprise nous procuroit, non seulement un butin considérable, mais aussi une grande quantité de vivres, dont nous commencions à manquer, et nous donnoit en même tems l'occasion de remettre en liberté nos Prisonniers, qui étoient nombreux, et qui consumoient des provisions, dont nous avions bien besoin pour nous-mêmes. Ainsi plus d'une raison devoit nous engager à tenter la chose. Nous verrons dans le Chapitre suivant quel en fut le succès, et jusqu'à quel point cette expédition répondit à notre attente.

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Notes

  1. Se placer au plus près de l'axe du vent, voir la définition du terme lof.
  2. Paita est aujourd'hui une ville de l'extrême nord du Pérou, capitale de la province du même nom.
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