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Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4, L III Ch IX : Différence entre versions

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Bocca Tigris aujourd'hui sue la rivière des Perles
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LIVRE III CHAPITRE IX


Ce qui arriva à nos Gens dans la Rivière de Canton.


Le Commandeur, ayant pris à bord des Pilotes Lamaneurs, continua sa route vers la Rivière de Canton, et le 14 de Juillet, il laissa tomber l'ancre, en deça de Bocca Tigris, qui est un passage étroit, qui forme l'embouchure de cette Rivière. Son dessein étoit d'entrer le lendemain dans ce passage, et de remonter jusqu'à l'Ile du Tigre, où il y a une Rade fort sûre, à couvert de tous les vents. Mais, pendant que le Centurion et sa Prise étoient là à l'ancre, une Chaloupe Chinoise vint de la part du Mandarin qui commandoit les Forts de Bocca Tigris, examiner ce que c'étoit que ces deux Vaisseaux, et s'informer d'où ils venoient. Mr. Anson dit à l'Officier, qui commandoit cette Chaloupe, que le Centurion étoit un Vaisseau de guerre, du Roi de la Grande-Bretagne ; et que l'autre Vaisseau étoit une Prise, qu'il avoit faite ; qu'il alloit dans la Rivière de Canton, chercher un abri contre les Ouragans, qu'on avoit lieu d'attendre dans cette saison, et qu'il repartiroit pour l' Angleterre dès que la Mousson favorable viendroit. L'Officier Chinois demanda un état des hommes, des armes et des autres munitions de guerre que nous avions à bord, dont il falloit, disoit-il, envoyer une liste au Gouvernement de Canton. Mais dès qu'il eut entendu qu'il y avoit dans le Centurion, quatre cens fusils et trois à quatre cens Barils de poudre, il haussa les épaules, et parut effraié du seul récit : il dit que jamais il n'entroit dans la Rivière de Canton de Vaisseaux armés de cette manière, et ajouta, qu'il n'osoit coucher ces articles sur sa liste, de peur qu'ils ne donnassent l'alarme à la Régence. Après qu'il eut fini toutes ces questions, et comme il se préparoit à s'en retourner, il proposa de laisser à bord deux Officiers de la Douane ; sur-quoi le Commandeur lui dit, que quoiqu'en qualité de Commandant d'un Vaisseau de Sa Majesté, tout Commerce lui fût défendu, qu'il n'eût rien à démêler avec la Douane et qu'il ne fût soumis à aucun impôt, il vouloit bien, pour la satisfaction des Chinois, permettre qu'ils laissassent à bord deux de leurs Gens, qui seroient témoins de l'exactitude avec laquelle il se conformoit à ses Instructions. Le Chinois parut surpris, lorsque Mr. Anson dit qu'il étoit exemt de de toutes sortes de droits, et dit que les droits de l'Empereur devoient être payés, par quelque Vaisseau que ce fut, qui relâchoit dans ses Ports : il y a apparence, qu'à cette occasion, il défendit en particulier au Pilote Chinois, de conduire les deux Vaisseaux, au-delà de Bocca Tigris ; et à ce propos, il convient de décrire ce Détroit.

Bocca Tigris est un passage, qui n'a guère qu'une portée de fusil de largeur ; il est formé par deux Pointes de terre, sur chacune desquelles il y a un Fort. Celui de Stribord n'est proprement qu'une Batterie, au bord de l'eau, avec dix-huit embrasures : mais il n'y avoit que douze Canons de fer, de quatre ou six livres de balle. Le Fort de Bas-bord resssemble assez à un de ces grands Châteaux à l'antique ; il est situé sur un Rocher élevé, et il ne nous parut muni que de huit ou dix Canons, de six livres de balle, au plus. Voila toutes les Fortifications qui défendent l'entrée de la Rivière de Canton, et tout ce que l'habileté des Chinois dans l'Art militaire à pu inventer, pour empêcher un Ennemi de forcer ce passage.

On voit bien par cette description, que Mr.Anson ne pouvoit être arrêté par ces Forts, quand même ils eussent été parfaitement fournis de Munitions et de Canoniers : aussi, quoique le Lamaneur refusât de conduire le Vaisseau, depuis que l'Officier Chinois y eut été ; comme le mauvais tems qu'on attendoit, rendoit tout délai dangereux, le Commandeur fit lever l'ancre, le 15, et ordonna au Lamaneur de le conduire entre les Forts, le menaçant, s'il arrivoit que le Vaisseau touchât, de le faire pendre au bout de la Vergue. Cet homme, intimidé par ces menaces, fit ce qu'on lui ordonnoit, et conduisit le Vaisseau au-delà du Détroit, sans que les Forts fissent mine d'y apporter aucun obstacle. A la vérité le pauvre Lamaneur n'échapa pas au châtiment de la part des Chinois, dès qu'il descendit à terre, il fut mis en prison, et reçut un bon nombre de coups de Bambou. Il trouva moyen, dans la suite, d'aborder Mr. Anson, et lui demanda quelque récompense du châtiment qu'il avoit essuié, pour son service, et dont il portoit encore les marques très visibles. Mr. Anson en eut pitié, et lui donna plus d'argent qu'il n'en falloit à un Chinois, pour affronter une douzaine de bastonnades.

Ce Pilote ne fut pas la seule personne, qui souffrit à cette occasion ; le Commandeur, peu de tems après, vit passer quelques Jonques de l'Empereur, qui remontoient de Bocca Tigris, vers Canton, et s'informant du sujet de leur voyage, il apprit que le Mandarin, qui avoit commandé,dans les Forts, y étoit prisonnier ; qu'il étoit démis de son emploi ; et qu'on le menoit à Canton, où il seroit sévèrement puni, pour avoir laissé passer les deux Vaisseaux Anglois, Mr. Anson trouva la chose très déraisonnable et représenta aux Chinois, la grande supériorité de ses Vaisseaux sur les Forts, par le nombre et la force de l'Artillerie. Les Chinois tombèrent d'accord de tout cela, et convinrent qu'il avoit été impossible au Mandarin d'empêcher nos Gens de passer ; mais ils persistèrent à soutenir qu'il seroit sévèrement châtié, pour n'avoir pas fait ce qu'ils avouoient être impossible. Ce sont-là des absurdités, auxquelles doivent se résoudre ceux qui se croyent obligés de maintenir leur autorité, dans les cas même, où la force leur manque. Mais revenons à notre sujet.

Le 16 de Juillet, le Commandeur envoya son second Lieutenant à Canton, avec une Lettre pour le Viceroi, où il l'informoit des raisons, qui avoient obligé le Centurion à relâcher en cet endroit ; et pour l'avertir que le Commandeur avoit dessein d'aller lui-même, dans peu, à Canton, pour rendre ses devoirs au Viceroi. Le Lieutenant fut fort poliment reçu, et on lui promit d'envoyer le lendemain réponse au Commandeur. En même tems Mr. Anson permit à plusieurs des Officiers du Galion d'aller à Canton sur leur parole, à condition d'en revenir deux jours après. Lorsqu'ils furent dans cette Ville les Mandarins les firent appeller, pour s'informer de la manière, dont ils avoient été pris par Mr. Anson. Ces Prisonniers eurent la candeur de déclarer, que comme les Rois de la Grande-Bretagne et d' Espagne étoient en guerre ouverte, ils avoient résolu de prendre le Centurion, & qu'ils l'avoient attaqué dans cette vue, mais que l'événement avoit été contraire à leurs espérances : Ils ajoutèrent que depuis leur prise, ils avoient reçu du Commandeur, un traitement beaucoup plus doux, que n'en auroient essuié de leur part les Anglois, s'ils étoient tombés entre leurs mains. Cet aveu, sorti de la bouche d'un Ennemi, fit beaucoup d'impression sur l'esprit des Chinois, qui jusqu'à ce moment-là, avoient eu plus de crainte du pouvoir de Mr. Anson, que de confiance en son caractère moral. Ils l'avoient soupçonné d'être plutôt un Pyrate, qu'un Officier employé par son Souverain dans une guerre légitime. Dès-lors, ils commencèrent à le considérer d'un tout autre œil, et à lui porter beaucoup de respect, à quoi peut-être ne contribuèrent pas peu les grands Trésors, dont il étoit en possession : car la Nation Chinoise est distinguée par sa profonde vénération pour les Richesses et les Gens riches.

Quoique les Chinois n'eussent aucun lieu de révoquer en doute la véracité des Prisonniers Espagnols, ils trouvèrent dans leur réponse, deux points, qui leur laissèrent quelques scrupules, et qui avoient besoin d'explication : la grande infériorité en nombre des Vainqueurs à l'égard des vaincus, et l'humanité avec laquelle ces derniers avoient été traités après le combat. Les Mandarins demandèrent donc aux Espagnols, comment il étoit possible qu'ils eussent été pris par un Ennemi si inférieur à eux, et pourquoi les Anglois ne les avoient pas tous tués, dès qu'ils en avoient été les maîtres, puisque les deux Nations étoient en guerre. Les Espagnols répondirent à la première de ces questions, que le Centurion quoique beaucoup plus foible d'Equipage, étant un Vaisseau de guerre, avoit divers avantages sur leur Galion, qui n'étoit qu'un Vaisseau marchand, tels que la grandeur de ses pièces de Canon, etc. A l'égard de la seconde difficulté, ils dirent que l'usage entre les Peuples de l' Europe, n'étoit pas de mettre à mort, ceux qui se rendoient ; quoiqu'ils avouassent en même tems, que le Commandeur, suivant en cela la bonté naturelle de son caractère, en avoit agi à leur égard, et à celui de tous leurs Compatriotes, qui lui étoient tombés entre les mains, avec beaucoup plus de douceur et d'égards, que ne l'exigeoient les lois de la guerre, établies entre les Européens. Ces réponses satisfirent les Chinois, et leur donnèrent une haute idée du caractère de Mr. Anson.

Le 20 de Juillet, au matin, trois Mandarins, accompagnés d'une suite très nombreuse, et d'une Flotte de Chaloupes, vinrent à bord du Centurion, et remirent au Commandeur, l'ordre du Viceroi de Canton pour lui faire fournir journellement une certaine quantité de Vivres, et des Pilotes pour conduire les deux Vaisseaux, jusqu'à la seconde Barre. Ils lui dirent aussi en réponse à la Lettre qu'il avoit écrite au Viceroi que ce Seigneur s'excusoit de recevoir la visite du Commandeur, pendant les grandes chaleurs ; parce que les Mandarins et les Soldats qui devoient nécessairement assister à cette cérémonie, ne pouvoient s'assembler sans être exposés à une grande fatigue et à plusieurs autres inconvéniens ; mais que vers le mois de Septembre, lorsque le tems s'adouciroit, le Viceroi seroit fort aise de voir le Commandeur, et le Capitaine qui commandoit l'autre Vaisseau. Mr. Anson savoit qu'on avoit fait partir un Courier de Canton pour la Cour de Pekin avec la nouvelle de l'arrivée de ses deux Vaisseaux et il ne douta pas un moment, que le principal motif du renvoi de sa Visite, ne fût le dessein de gagner le tems nécessaire, pour recevoir les ordres de l'Empereur, dans une circonstance toute nouvelle à la Chine.

Après que ces Mandarins se furent aquittés de cette commission, ils commencèrent à parler au Commandeur des droits qu'ils prétendoient que ses Vaisseaux devoient payer : mais il leur répondit d'abord qu'il ne se soumettroit jamais à rien de pareil : que comme il n'avoit point apporté de Marchandises dans leurs Ports, et qu'il ne vouloit pas en emporter, il ne pouvoit aucunement être compris dans le cas des loix de la Chine sur ce sujet, qui n'avoient certainement en vue que les Vaisseaux marchands. Il ajouta qu'on n'avoit jamais exigé de droits des Vaisseaux de guerre, dans les Païs où l'on étoit accoutumé à en recevoir dans les Ports, et que les ordres de son Maître lui défendoient bien expressément d'en payer aucuns, dans quelque endroit que ce fût.

Après cette réponse décisive, les Mandarins reprirent la parole, et dirent qu'ils n'avoient plus qu'un article dans leur commission : c'étoit une prière au Commandeur, de vouloir bien relâcher les Prisonniers, qu'il avoit faits à bord du Galion. Ils ajoutèrent que le Viceroi craignoit que l'Empereur son Maître ne fût choqué, s'il apprenoit que l'on retenoit en prison, dans son propre territoire, des Gens d'une Nation qui lui étoit alliée, et qui faisoit un grand commerce avec ses Sujets. Mr. Anson avoit bonne envie d'être débarassé de ces Espagnols ; dès son arrivée, il en avoit envoyé cent à Macao, et les quatre cens, qui lui restoient encore, lui étoient à charge, à plus d'un égard. Cependant, pour relever le prix de la faveur, qu'il avoit bien dessein d'accorder, il fît d'abord quelques difficultés ; mais il se laissa persuader, et dit aux Mandarins, que pour montrer la disposition où il étoit d'obliger en tout le Viceroi, il relâcheroit ces Prisonniers dès que les Chinois voudroient envoyer des Chaloupes pour les recevoir. Là-dessus les Mandarins partirent, et le 28 de Juillet, deux Jonques vinrent de Canton, pour prendre ces Espagnols, et pour les transporter à Macao. Le Commandeur les laissa tous partir, suivant sa promesse, et ordonna à son Munitionnaire de leur délivrer des Vivres pour huit jours : c'étoit plus qu'il n'en falloit pour ce voyage. Cette affaire étant expédiée, les deux Vaisseaux vinrent ancrer au-dessus de la seconde Barre, où ils devoient rester jusqu'à la Mousson favorable.

En conséquence des ordres émanés du Viceroi, nos Gens ne trouvoient aucune difficulté à se procurer des Vivres, pour leur consomption journalière, mais cela ne suffisoit pas : il falloit pour entreprendre le voyage de la Chine en Angleterre de grandes provisions, non seulement de Vivres, mais de bien d'autres choses ; et c'étoit en quoi consistoit l'embaras. Il y avoit bien à Canton des Gens qui s'étoient chargés de fournir à Mr. Anson le biscuit, et toutes les autres choses dont il pourroit avoir besoin ; et son Truchement l'assuroit de jour en jour, depuis le milieu de Septembre, que tout étoit prêt et qu'il le recevroit dans peu à bord. Après quinze jours d'attente, le Commandeur envoya à Canton, pour s'informer des causes de ce délai, et il eut le chagrin d'apprendre, que toutes ces assurances n'étoient qu'illusion ; que le Viceroi n'avoit donné aucun ordre pour les provisions de voyage, de ses deux Vaisseaux, ainsi qu'on l'аvoit dit ; qu'il n'y avoit ni biscuit, ni aucun des préparatifs qu'on lui avoit promis ; en un mot, que ceux qui avoient contracté avec lui, n'avoient fait aucune démarche pour remplir leurs engagemens. Ces nouvelles desagréables lui donnèrent lieu de craindre qu'il ne trouvât plus de difficultés, qu'il ne l'avoit cru, à faire les provisions nécessaires pour son voyage ; et ce qui lui donnoit encore plus de soupçons, c'est que le mois de Septembre étoit presque écoulé, qu'il n'avoit encore reçu aucun message de la part du Viceroi de Canton.

Le Lecteur sera sans doute curieux des motifs qui pouvoient porter les Chinois, à en agir avec si peu de bonne foi. J'ai déja ci-devant proposé quelques conjectures, au sujet d'un cas tout semblable à celui-ci, et je ne les répéterai pas ici, d'autant plus qu'il faut avouer, après avoir bien deviné, qu'il est presque impossible à un Européen, qui ignore les usages et les coutumes de cette Nation, de pénétrer dans les motifs, qui la font agir en tel cas particulier. Tout cе qu'on peut dire de positif, c'est qu'en fait d'artifice, de fausseté, et d'attachement pour quelque gain que ce soit, il seroit difficile de trouver autre part des exemples pareils à ceux qu'on voit tous les jours à la Chine : mais il ne nous est pas possible de suivre en tout les combinaisons différentes de ces belles qualités ; ainsi nous nous contenterons de dire, que les Chinois avoient sans doute quelque intérêt caché à amuser le Commandeur en cette оссаsion. Cependant, de peur qu'on ne m'accuse d'injustice et de préventions, dans le саractère fourbe et intéressé, que j'attribue aux Chinois, sans respect pour les éloges magnifiques qu'en font les Missionaires Catholiques Romains, je rapporterai quelques traits propres à justifier l'idéе que j'en donne.

La prémière fois que le Commandeur relâcha à Macao, un de ses Officiers, qui avoit été fort malade, persuadé que l'exercice pourroit contribuer au rétablissement de sa santé, lui demanda la permission d'aller se promener tous les jours dans une Ile voisine : le Commandeur tâcha d'abord de l'en dissuader, par la crainte de quelque avanie de la part des Chinois, mais l'Officier, redoublant ses insistances, obtint enfin sa demande, et la Chaloupe eut ordre de le mener à terre. Le prémier jour, il fit sa promenade, et revint à bord, sans avoir été inquiété en aucune manière, et même sans avoir vu personne ; mais le lendemain, dès qu'il fut à terre, il fut assailli par un grand nombre de Chinois, qui venoient de bêcher leur champ de Ris, dans le voisinage, et qui le battirent si cruellement avec les manches de leurs bêches qu'ils le firent tomber par terre, et le mirent hors d'état de faire la moindre résistance ; après quoi ils lui prirent son épée d'argent, sa bourse, sa montre, sa canne à pomme d'or, sa tabatière, les boutons de ses manchettes, son chapeau, et autres hardes. Les Gens de la Chaloupe, qui étoient à quelque distance delà, et qui n'avoient aucunes armes, se trouvoient hors d'état de donner secours à cet Officier, jusqu'à ce que l'un d'eux courut au Coquin qui s'étoit nanti de l'épée, la lui arracha des mains, la tira, et voulut se jetter sur cette Canaille, dont il n'auroit pas manqué de percer quelques-uns ; mais l'Officier, s'appercevant de son dessein, lui défendit de passer outre, jugeant plus à propos de souffrir avec patience, la violence qu'on lui faisoit, que de jetter le Commandeur dans des embaras, dont il auroit eu peine à sortir, si les Magistrats Chinois, s'étoient crus obligés à venger la mort de quelques-uns de leurs Païsans, tués par des Matelots Anglois. Le sens froid de cet Officier en cette occasion est d'autant plus méritoire, qu'il étoit reconnu pour un homme haut à la main, et d'un caractère ardent. Les Païsans Chinois, s'appercevant de cette retenue, reprirent bientôt une épée, dont ils ne craignoient plus qu'on fît usage contre eux, et se retirèrent avec leur butin. A peine s'en étoient-ils allés, qu'un Cavalier Chinois, fort bien mis, et qui avoit l'air d'être un homme de quelque distinction, s'approcha du rivage, et fit comprendre par ses signes, qu'il blâmoit la conduite de ses Compatriotes, et qu'il prenoit part à l'accident arrivé à l'Officier Anglois, qu'il s'empressa même beaucoup à faire rembarquer dans la Chaloupe. Nonobstant toutes ces belles apparences, il fut soupçonné d'être complice de ce vol, et la suite justifia pleinement ces soupçons.

Lorsque la Chaloupe eut regagné le Vaisseau, et que le Commandeur eut appris cet accident, il en fit des plaintes au Mandarin, qui étoit chargé de l'inspection des Vivres, qu'on fournissoit à nos Gens ; mais le Mandarin, se contenta de répondre froidement, que la Chaloupe n'auroit pas du aller à terre; il promit pourtant que les Voleurs seroient punis, si on pouvoit les découvrir ; mais on pouvoit bien juger à son ton, qu'il ne se donneroit pas la peine de faire aucune recherche. Longtems après, comme il y avoit plusieurs Bateaux Chinois, autour du Centurion, qui y avoient apporté des Vivres à vendre, le Matelot qui avoit arraché l'épée des mains du Coquin qui l'avoit prise, accourut fort échauffé vers le Commandeur, et l'assura qu'un des principaux Voleurs se trouvoit dans un de ces Bateaux. L'Officier, qui avoit été volé, envisagea ce misérable et le reconnut très bien ; surquoi on le fit saisir, et on l'arrêta à bord du Centurion, et c'est alors qu'on fit de belles découvertes.

Le Voleur, dès qu'on lui mit la main sur le collet, parut si effraié, qu'on crut qu'il en alloit mourir sur le champ. Le Mandarin, qui avoit inspection sur les Vivres, eut l'air fort déconcerté, et ce n'étoit pas sans raison ; car on eut bientôt des preuves, qu'il étoit complice de toute l'affaire. Le Commandeur déclara qu'il alloit faire arquebuser le délinquant, et le Mandarin, déposant bientôt l'air d'autorité dont il avoit réclamé cet Homme, descendit jusqu'aux supplications les plus basses, pour demander qu'il fût relâché ; en quoi il fut secondé par cinq ou six Mandarins du voisinage, qui se rendirent à bord pour cet effet, en moins de deux heures de tems, et qui trouvant le Commandeur inflexible, lui offrirent une bonne somme d'argent pour la liberté du coupable. Pendant ces sollicitations, le Mandarin qui paroissoit le plus empressé de tous et le plus intéressé dans l'affaire, fut reconnu pour être ce Cavalier, qui étoit venu joindre l'Officier, immédiatement après qu'il eut été volé, et qui avoit tant blâmé la conduite de ces Païsans Chinois. On apprit de plus qu'il étoît le Mandarin de l'Ile, où le vol avoit été fait, et que c'étoit par ses ordres que cette vilaine action avoit été commise. Tous ces Mandarins, dans les discours qu'ils tinrent à cette occasion, laissèrent échaper plusieurs traits, qui ne laissoient pas lieu de douter qu'ils ne fussent tous complices de cette infamie, et que le sujet de leurs craintes étoit qu'elle ne vînt à la connoissance du Tribunal de Canton, où le prémier article de leur Sentence seroit de les dépouiller de tout ce qu'ils possédoient au monde ; car quoique leurs Juges nе valussent peut-être pas mieux qu'eux, ils n'avoient garde de manquer de leur faire subir un châtiment si lucratif pour ceux qui l'infligent. Mr. Anson n'étoit pas fâché de voir ces Mandarins dans cette perplexité, et il se divertit à les y tenir quelque tems. Il rejetta leurs offres avec mépris, parut inexorable à leurs prières, et prononça derechef que le Voleur seroit arquebusé, mais comme il prévoyoit qu'il seroit obligé de relâcher encore une fois dans ces Ports, et que l'ascendant que cette avanture lui donnoit sur ces Mandarins, pourroit lui être utile, il se laissa enfin persuader, et consentit à relâcher le coupable ; ce qu'il ne fît pourtant qu'après que tout eut été restitué à l'Officier volé, jusqu'à la moindre bagatelle.

Cependant, malgré la bonne intelligence qui règne à le Chine entre les Magistrats et les Voleurs, comme le prouve l'exemple que je viens d'alléguer, il faut avouer qu'elle se rompt quelquefois, et que l'esprit intéressé des Chinois les porte de tems en tems à priver leurs Protecteurs de la part du pillage qui leur revient. Peu après l'avanture que je viens de raconter, le Mandarin, qui avoit inspection sur les Vivres, fut relevé par un autre. Mr. Anson perdit un Mât de Hune, qui flottoit à l'arrière du Vaisseau, et quelques recherches que l'on fît, on ne put savoir ce qu'il étoit devenu. On l'avoit emprunté à Macao, pour s'en servir à mettre le Vaisseau à la bande ; il n'y avoit pas moуеп d'еп racheter un semblable dans ces Quartiers. Mr. Anson, qui avoit extrêmement envie de le ravoir, pour le rendre à qui il appartenoit, promit une bonne récompense à quiconque le lui feroit retrouver. Il prit d'autant plus volontiers ce parti, qu'il ne douta pas dès le commencement, que ce Mât n'eût été volé. Effectivement peu de tems après, le Mandarin vint dire que ses Gens avoient trouvé ce Mât, et pria le Commandeur d'envoyer ses Chaloupes pour aller le rechercher. Cela fut fait, et les Gens du Mandarin reçurent la somme promise ; mais Mr. Anson dit à ce Magistrat, qu'il vouloit lui faire un présent, en reconnoissance des peines qu'il s'étoit données pour cette affaire. Le Commandeur chargea son Truchement du présent ; mais celui-ci, qui savoit que les Gens du Mandarin avoient reçu la somme qu'ils devoient avoir, et ignorant qu'on en eût promis une autre au Mandarin, garda cette dernière pour lui. Cependant le Mandarin, qui comptoit sur la promesse de Mr. Anson, et qui soupçonna ce qui étoit arrivé, prit un beau matin occasion de rappeller délicatement cette affaire ; il se mit à admirer la grandeur des Mâts du Centurion, et se ressouvenant fort à propos de l'histoire du Mât perdu, il demanda à Mr. Anson, s'il ne 1'avoit pas retrouvé, Mr. Anson senti où il en vouloit venir ; il lui demanda s'il n'avoit pas reçu du Truchement, la somme qu'il lui avoit promise, à ce sujet, et ayant appris que non, il s'offrit de la lui compter sur le champ. Le Mandarin, qui voyoit moyen d'avoir quelque chose de plus, le remercia, et dès le lendemain le Truchement fut saisi, et fut sans doute obligé pour se racheter, de délivrer tout ce qu'il avoit gagné au service du Commandeur, ce qui pouvoit bien monter à deux mille Piastres. Outre cela, il reçut une si forte Bastonnade, qu'il eut bien de la peine à en revenir : et lorsqu'il vint gueuser après cela, auprès de Mr. Anson, et que le Commandeur lui remontra la folie qu'il y avoit à affronter un châtiment si sévère, pour cinquante Piastres, qu'il avoit volées au Mandarin, le misérable s'excusa sur le penchant invincible que sa Nation a pour la friponnerie, en disant dans son mauvais Anglois : En vérité les Chinois grands coquins, mais c'est la mode ; n'y a remède.

Ce seroit un ouvrage sans fin que de raconter les artifices, les extortions, et les fourberies de cette canaille avide, à l'égard du Commandeur et de ses Gens. L'usage est à la Chine de tout vendre au poids, les tours dont les Chinois s'avisoient, pour rendre plus pesantes toutes les Provisions qu'ils vendoient à l'Equipage du Centurion, sont presque incroyables. On avoit un jour acheté un grand nombre de Poules et de Canards, dont la plupart moururent d'abord. On eut peur qu'ils ne fussent empoisonnés ; mais en les examinant, on vit d'abord que le prétendu poison n'étoit qu'une excessive quantité de cailloux et de gravier, dont les fripons de Chinois les avoient farcis, pour les rendre plus pesans. La plupart des Canards en avoient dix onces chacun dans le corps. Les Cochons, qu'on achetoit tout tués des Chinois, étoient pleins d'eau, dont les Bouchers les avoient injectés ; et quand on les avoit laissés pendre pendant une nuit, pour faire écouler cette eau, ils pesoient huit livres de moins, On n'en étoit раs mieux pour les acheter en vie : les Chinois leur faisoient manger force sel, pour les faire boire à l'excès ; ils prenoient en même tems de bonnes mesures, pour les empêcher de se défaire de toute cette eau par la voie des urines, et les vendoient dans cet état. Lorsque le Commandeur partit pour la prémière fois de Macao, les Chinois lui jouèrent un autre tour. Ces Gens ne font aucune difficulté de manger de la viande d'une Bête morte naturellement, ils eurent soin, par quelque artifice, de faire ensorte que tous les Animaux, qu'ils avoient vendus, et qui avoient été embarquée en vie à bord du Centurion, mourussent en peu de jours : leur but étoit de faire leur profit de tous les corps de ces Animaux qu'on jetteroit à la Mer. En effet, les deux tiers des Cochons moururent, avant qu'on eût perdu la terre de vues et plusieurs Bateaux Chinoissuivirent le Vaisseau, pour en repêcher les Charognes. Qu'on juge par ces échantillons du mérite d'une Nation, qu'on vient nous citer à l'autre bout du monde, en exemple de toutes vertus. Mais revenons à notre sujet.

Vers la fin de Septembre, comme je l'ai dit ci-devant, le Commandeur voyant que ceux qui avoient entrepris la livrance de tout ce dont il avoit besoin pour son voyage, le trompoient, et que le Viceroi paroissoit l'avoir oublié, jugea qu'il ne sortiroit d'embaras, qu'en allant lui-même à Canton et en rendant visite au Viceroi. Dans cette vue, il envoya un Message, le 27 de Septembre, au Mandarin, qui avoit inspection sur tout ce qui concernoit le Centurion, pour l'informer qu'il avoit résolu de partir le 1 d' Octobre, dans sa Chaloupe pour Canton ; il ajouta, que le lendemain de son arrivée, il la feroit notifier au Viceroi, et le prieroit de fixer le tems de son audience. Le Mandarin pour toute réponse, dit qu'il feroit savoir au Viceroi les intentions du Commandeur. Cependant on faisoit les préparatifs nécessaires pour ce voyage. L'Equipage de la Chaloupe, au nombre de dix-huit hommes sans compter le Maître Nocher, fut mis en uniforme, tels que sont les Rameurs des Barges de la Tamise. Ils avoient des Habits écarlate, et des Camisoles d'étoffe de Soie bleue, le tout garni de boutons d'argent, et les armes du Commandeur, en argent, sur l'Habit et sur le Bonnet. Il y avoit lieu de craindre et même bien des Gens l'avoient assuré, que la Régence de Canton prétendroit exiger le payement des Droits de l'Empereur, pour le Centurion et pour sa Prise, et qu'on n'y accrocheroit la permission de fournir les Provisions nécessaires à nos Gens pour leur voyage. Le Commandeur étoit bien résolu de ne jamais se soumettre à un exemple, d'une conséquence si honteuse pour les Vaisseaux de Sa Majesté, et il prit ses précautions pour que les Chinois ne pussent tirer aucun avantage de ce qu'ils alloient l'avoir en leur pouvoir. Pour cet effet, il nomma Mr. Brett, son premier Lieutenant, pour être Capitaine du Centurion sous lui, et lui donna ses instructions. Suivant ces ordres, Mr. Brett devoit, en cas qu'on retint Mr. Anson à Canton, pour le sujet de ces Droits, retirer les hommes qui étoient à bord de la Prise, et la détruire ; ensuite descendre la Rivière, avec le Centurion, au-dessous de Bocca Tigris, et s'arrêter au-delà de ce Détroit, jusqu'à ce qu'il reçût de nouveaux ordres de Мг. Anson.

Ces précautions ne furent pas ignorées des Chinois, et elles devoient naturellement influer sur leurs conseils. On doit croire qu'ils avoient bonne envie de se faire payer leurs Droits ; moins peut-être pour l'importance de la somme, que pour soutenir leur réputation d'adresse et de dextérité dans les affaires, et pour éviter la honte d'être réduits à renoncer à une prétension, sur laquelle ils avoient insisté. Cependant ils voyoient bien qu'il n'y avoit d'espérance de réussir pour eux, que dans la violence, et que Mr. Anson avoit pris ses mesures en pareil cas. Je crois bien, que c'est ce qui les porta à laisser tomber leurs prétensions, plutôt que de s'engager dans des voies de fait, qui ne pouvoient aboutir qu'à la ruine du commerce de leur Rivière.

Quoiqu'il y ait toute apparence, qu'ils étoient alors dans ces sentimens, ils ne purent cependant se départir tout-à-fait de leurs artifices ordinaires. Le premier d' Octobre, au matin, comme le Commandeur s'appretoit à partir pour Canton, son Truchement lui vint dire de la part du Mandarin qui avoit inspection sur les Vivres, qu'il avoit reçu une Lettre du Viceroi, qui souhaitoit que le Commandeur retardât son voyage de deux ou trois jours. Dès l'après-midi un autre Truchement vint à bord, et dit d'un air effraié à Mr. Anson, que le Viceroi l'avoit attendu ce jour-là ; que le Conseil avoit été assemblé, et les Troupes sous les armes pour sa réception ; ajoutant que le Viceroi étoit fort irrité, et le Truchement du Commandeur étoit déja en prison, chargé de fers, parce qu'on attribuoit ce contretems à sa négligence. Cette nouvelle, qui avoit quelque apparence de vérité, fit beaucoup de peine à Mr. Anson, et lui fit soupçonner qu'on lui brassoit quelque fourberie, dont il ne voyoit pas le fond ; et quoique dans la suite, il parut que toute cette belle histoire, n'étoit qu'une fiction fausse de tous points, elle fut si bien soutenue par les artifices des Marchands Сhinois de Canton, que trois jours après le Commmandeur reçut une Lettre signée de tous les Supercargos des Vaisseaux Anglois, qui se trouvoient dans ce Port, qui lui marquoient leur inquiétude sur ce sujet et leur crainte que l'on n'insultât sa Chaloupe, s'il alloit à Canton avant que le Viceroi n'eût reçu des éclaircissemens satisfactoires. Mr. Anson répondit à cette Lettre, qu'il ne croyoit pas avoir rien à se reprocher à l'égard du Viceroi, mais que tous ces bruits lui paroissoient avoir été répandus par les Chinois, en vue de l'empêcher de rendre visite au Viceroi ; qu'ainsi, il partiroit sans faute pour Canton le 13 d' Octobre, bien sur que les Chinois n'oseroient lui faire insulte, parce qu'ils n'ignoroient pas qu'il savoit comment il faudroit y répondre.

Effectivement, le Commandeur n'ayant pas eu la moindre tentation de changer de dessein, tous les Supercargos des Vaisseaux Anglois, Danois et Suédois, se rendirent à bord du Centurion le 13 d' Octobre pour l'accompagner, et il s'embarqua dans sa Barge, le même jour, suivi de ses Chaloupes et de celles des Vaisseaux Marchands, qui lui firent cortège. Lorsqu'il passa devant Wampo, où les Vaisseaux Européens restent à l'ancre, il fut salué par tous ces Vaisseaux, à l'exception de ceux des François ; et le soir il arriva sans accident à Canton. Nous verrons dans le Chapitre suivant la manière dont il fut reçu dans cette Ville, et le reste des avantures de son voyage, jusqu'à son arrivée en Angleterre.


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Notes


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22.799625, 113.621418 Bocca Tigris aujourd'hui sue la rivière des Perles

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