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Un paysan ploudalmézien dans la tourmente 1940-1944 : Différence entre versions

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(La retraite allemande)
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Les baraques sont la proie des flammes, deux bunkers sautent dans un fracas épouvantable.
 
Les baraques sont la proie des flammes, deux bunkers sautent dans un fracas épouvantable.
  
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Papa et son attelage sont requis, profitant du désordre général, il dissimule sous les frondaisons ombragées d'une prairie sa charrette et se camoufle sous une meule de paille. Il réapparaît à notre joie et à notre grand soulagement trois jours plus tard hilare et triomphant.
 
Papa et son attelage sont requis, profitant du désordre général, il dissimule sous les frondaisons ombragées d'une prairie sa charrette et se camoufle sous une meule de paille. Il réapparaît à notre joie et à notre grand soulagement trois jours plus tard hilare et triomphant.

Version du 17 septembre 2009 à 17:37

Souvenirs d'Yves Bégoc, paysan ploudalmézien

Texte : Hervé Farrant

Photographies : Philippe Boismal et Gildas Saouzanet

Introduction

Je m'appelle Yves Bégoc, chez les Bégoc, nous sommes agriculteurs de père en fils. C'est notre fierté, notre orgueil.

Mon père Claude Bégoc est né en 1887 à Kerounaval en Plourin. Il loue la ferme de Lézérouté et ses vingt cinq hectares à la famille L'Hostis de Keroum en Plourin.

Depuis le décès de sa mère, il gère avec le soutien de son père l'exploitation. Son cheptel se compose d'une douzaine de vaches, des robustes armoricaines, il engraisse des truies et des cochons et élève des animaux de basse-cour. Il possède le bien le plus précieux d'un agriculteur : cinq magnifiques chevaux de trait breton.

La famille Bégoc dans les années 20, Archives familiales.
Au premier rang, mon grand père Yves, mon père Claude et ses deux sœurs Marianne et Philomène

Ma jeunesse

Le mariage de mes parents (1926)

Mon grand-père décide de marier son fils trentenaire, une épouse et des enfants naissant constituent une main d'œuvre indispensable au fonctionnement d'une ferme affirme-t-il avec un bon sens et un réalisme tout paysan.

Au milieu des années vingt, les jeunes filles à marier sont tentées par la vie citadine. Dans les campagnes, les vieux garçons chefs d'exploitation sont nombreux.

Sur les recommandations de son père, quelque soit le temps, le lieu où les circonstances, papa porte vissé sur son crâne une magnifique casquette, un détail d'importance pour la suite de l'histoire... Pour marier son fils, mon grand-père Yves, homme de caractère, élabore un plan de bataille digne des meilleurs maréchaux de l'Empire. Sa cible : Marie-Yvonne Marzin âgée de 21 ans, fille d'agriculteur de la ferme du Coat : travailleuse, robuste et d'une moralité exemplaire. Mon grand-père déclenche alors une offensive de séduction. Il déplace avec brio son aile gauche et son centre, le moment venu, papa à l'aile droite passe à l'action, du grand art, du napoléonien à l'état pur ! Les futurs beaux parents sont enthousiastes. La promise conquise est sous le charme. Devant un père triomphant, les tourtereaux se fiancent.

Le jour du mariage, la jeune mariée découvre avec surprise la calvitie prononcée de son époux, trop tard, Cupidon le dieu de l'amour a frappé.

Pour notre plus grand bonheur, ils formeront un couple heureux, aimant et respectueux.

Mes parents le jour de leur mariage en 1926

Ma naissance

Je suis né le 5 août 1927 à Lézérouté, je suis l'aîné d'une fraterie de neuf sœurs et frères : Thérèse, Gabriel, François, Joseph, Pierre, Jean, Célestine et Jean-Claude.

Comme le veut la tradition familiale, je porte avec fierté le prénom de mon grand-père Yves.

Dès mon plus jeune âge, sous l'autorité de mon grand-père et de papa, je participe avec entrain et intérêt aux travaux agricoles : le harnachement des chevaux, le maniement de la charrue, de la faux, de la faucille ou du fléau, la traite des vaches laitières. Battre les céréales ou engranger les récoltes n'auront plus, au fil des ans, aucun secret pour moi.

Mes parents

Mon père, dur envers lui-même, tolérant et patient pour les autres, est un travailleur acharné, infatigable. Il est mon modèle, je l'aime et je l'admire.

Avec un étonnant courage et une ténacité admirable, maman seconde efficacement son époux. Notre mère généreuse, nous enseigne l'indulgence et le sens du devoir, elle règne sur la cuisine au sol de terre battue ou domine une monumentale cheminée. Dans sa cuisine, fixée au fond du foyer, une crémaillère sert de support à une marmite où ronronne une épaisse soupe de légumes, et dans laquelle mijote parfois un pot au feu appétissant où un morceau de lard attise notre convoitise. La spécialité de maman est la crêpe bretonne. Sous nos regards enfantins, impatients de gourmandise, sur un immense bilig chauffé ardemment au feu de bois, maman, consciente de son importance, d'une main experte, étale, brasse, secoue, domine, maîtrise la pâte onctueuse dégoulinante de beurre.

Les crêpes épaisses, dorées surgissent sous nos yeux incrédules et envieux. Pour calmer nos ardeurs d'éternels affamés, maman rayonnante nous prépare sur l'imposant bilig des savoureux « logod », en français des souris, petites galettes de crêpes épaisses de la taille d'un beignet de foire.

Sous le regard de louve protectrice de maman, grand-père et papa en embuscade, gourmands, partagent ces instants de joie et d'éternel bonheur.

La ferme de Lézérouté

La ferme de Lézérouté est composée d'un bâtiment d'habitation, d'une longère et de dépendances utilisées comme écuries et granges.

La ferme de Lézérouté dans les années 50
archives familiales

Nous ignorons le luxe et l'apparat. Nous n'avons aucun confort moderne  : ni eau courante (on s'approvisionne au lavoir ou à la fontaine), ni chauffage en dehors de la cuisine, ni électricité (on s'éclaire à la lampe à pétrole ou à la bougie). Mais nous sommes heureux, la ferme est remplie des rires des enfants, une harmonie de bonheur domine Lézérouté.

Plan cadastral de Lézérouté
Plan cadastral


Liste des parcelles en breton
Liste des parcelles en breton

Tous les lundis, jour de marché, maman vend à ses clients attitrés son beurre et des produits de la ferme.

Deux fois par an, papa achète à faible prix une truie malingre et affaiblie et, en quelques semaines, grâce aux soins prodigués et aux méthodes ancestrales de mon grand-père, l'animal choyé devient une bête imposante, éclatante de santé.

A la ferme, chacun de nous, sœurs et frères, selon son âge et ses capacités à un rôle déterminant dans le fonctionnement de l'exploitation.

Vue aérienne de Ploudalmézeau
1er octobre 1929

Mon grand-père (22 juillet 1869-11 février 1941)

Mon grand-père, homme robuste et malicieux, ayant le sens des responsabilités, cache au fond de son cœur de vieux paysan breton illettré une immense sensibilité.

Nous sommes inséparables. Tous les dimanches matins, dans un rituel qui nous appartient, coude à coude et main dans la main, nous partons au bourg de Ploudalmézeau.

Grand-père se fait raser la barbe chez Madame Janie L'Hostis, puis nous assistons à la grand-messe de 10 heures. Les hommes se placent devant le maître-autel, les femmes à l'arrière. La chaire située au milieu est la ligne de séparation. La cérémonie religieuse finie, les femmes quittent l'église par le porche, place du chanoine Grall, les hommes par les portes latérales Est et Ouest.

Après la messe, les hommes du bourg et les cultivateurs, aux vies si différentes, fréquentent pourtant les mêmes estaminets du centre. C'est là que je bois ma première limonade de la journée.

Après un déjeuner copieux chez Madame L'Hostis (la même qui rasait mon grand père tout à l'heure), restauratrice dans la grand'rue, nous participons vers 15 heures aux vêpres. Puis mon grand-père et ses vieux amis paysans léonards se réunissent dans un café du bourg, verre de vin ou de cidre à la main. Les discussions chaleureuses, animées, dans une ambiance pittoresque, savoureuse et très bretonnante restent le souvenir inoubliable de mon enfance... Je sirote avec volupté des limonades et croque avec gourmandise des sucreries.

Vers 17 heures, nous regagnons satisfaits la ferme de Lézérouté, la traite des vaches laitières n'attend pas.

Plan du bourg de Ploudalmézeau en 1929

L'accident de mon frère François

Lors des moissons, en août 1933, mon petit frère François, âgé de deux ans, échappe à la vigilance familiale. Une faucheuse sectionne son pied gauche, malgré les soins prodigués, il est amputé. Avec une dignité et un courage exemplaire, il assumera toute son existence sa différence.

Ma scolarité à l'école Saint-Joseph

En 1934, je fais ma première rentrée scolaire à l'école des garçons de Saint-Joseph tenue par les frères de Saint Jean Baptiste de la Salle. Le directeur est l'austère et sévère Frère Roudaut.

J'apprends le français. Ma langue maternelle est interdite mais paradoxalement la messe, les sermons et les cours d'instruction religieuse sont dispensés en breton...

Une ségrégation existe entre élèves, ceux du bourg en général dédaigneux et hautains ne fréquentent guère les fils de paysans, les « culs-terreux ». Parfois certains de ces fils de nantis, dont quelques rejetons de familles de notables régnants sur le bourg, m'exaspèrent par leur ridicule prétention et leur condescendance. Des disputes éclatent, mais nous les fils de paysan nous faisons un clan uni et redouté...

Matins et soirs, sabots de bois aux pieds, je parcours les cinq kilomètres qui séparent notre ferme à l'école Saint Joseph des Frères.

Le midi, je dévore une soupe épaisse chez une relation de maman, madame Séraphine L'Hostis logeant place aux Porcs.

Le pensionnat Saint-Joseph

En septembre 1937, mon petit frère François amputé d'un pied fait sa première rentrée scolaire. Nous sommes tous les deux pensionnaires à l'école Saint-Joseph. Je reçois les recommandations de mes parents. Je veille fraternellement sur François.

A Saint-Joseph, le premier étage est réservé aux fils de familles aisés, le dortoir est clair, spacieux et chauffé, chaque pensionnaire à un lit individuel.

Nous logeons, nous les plus pauvres, au second étage sous les combles. Un courant d'air glacial souffle en permanence, l'hiver nous grelottons de froid, à la belle saison, la température de l'air est suffocante. Au deuxième étage, nous sommes deux par lit, je partage le mien avec mon petit frère François...

Cet ostracisme social imposé, volontariste me révolte, adulte je lutterai avec énergie et espoir contre toutes les discriminations.

Au petit déjeuner, nous buvons un bol de café d'orge agrémenté d'un pain de six livres coupé équitablement. La ration quotidienne de beurre est fournie par les familles des pensionnaires.

Le déjeuner est immuable : une épais potage suivi de pommes de terre bouillies, rarement de la viande.

Tous les lundis, jour de marché à Ploudalmézeau, notre mère nous rend visite et nous distribue du linge propre. Elle donne à la cantinière de l'école un sac de farz nominatif, réchauffé dans une marmite, ce farz familial coupé en tranches est notre repas du soir.

Je trouve le temps long, j'attends avec nostalgie et fébrilité les vacances de Noël, de Pâques et d'été pour retrouver Lézérouté.

En 1938, je célèbre avec une sincère ferveur en l'église Saint Pierre de Ploudalmézeau ma communion solennelle.

La communion d'Yves Begoc en 1938

Lézérouté dans la tourmente

La déclaration de guerre

En septembre 1939, après l'invasion de la Pologne, la France et la Grande-Bretagne sont en guerre contre l'Allemagne nazie. De nombreux agriculteurs, chefs de famille et d'exploitation rejoignent leurs affectations.

Papa trop âgé n'est pas mobilisable. Spontanément, dans un élan de solidarité paysanne, les champs des mobilisés sont cultivés et semés, il en sera ainsi jusqu'en 1945.

L'occupation allemande

Début juin 1940, à l'école Saint Joseph, le directeur, le frère Roudaut et le personnel enseignant, soucieux, sombres, silencieux ne dissimulent plus leurs inquiétudes. Les nouvelles du front ne sont guère rassurantes.

L'école ferme avec trois semaines d'avance. Je regagne avec François la ferme familiale.

A Lézérouté, papa nous annonce les larmes aux yeux, la demande d'armistice.

En juin 1940, pour la première fois, je prends contact avec l'ennemi. Une colonne d'infanterie allemande à la tenue poussiéreuse avance sur la route qui longe la ferme de Kervezennec. Elle se dirige vers la côte de Guitalmézé-Coz en direction du bourg de Ploudalmézeau, de grosses gouttes de sueur coulent sur les visages des soldats écrasés par la fatigue, en arrière garde suit un convoi hippomobile, déjà je les déteste...

Le sinistre drapeau nazi est hissé sur le bourg.

L'occupant impose l'heure allemande et un rigoureux couvre-feu.

Les murs du bourg se couvrent d'affiches menaçantes des « Bekanntmachung »

Avis.jpg

La maison Fortin est le siège de la standorkommandantur. L'hôtel de Bretagne, aujourd'hui détruit, devenu depuis la place Pierre Jakez Hélias, est réquisitionné.

La Maison Fortin, ancienne standorkommandantur

L'arrivée des allemands bouleverse les habitudes dominicales de mon grand-père, les cafés envahis, submergés, occupés par des militaires à la tenue vert feldgrau, souriant à belles dents, festoyant bruyamment leur victoire, excitent sa rage. La misère au cœur, ronchonnant, mon grand-père, insensible au charme exotique teuton, émigre avec ses vieux copains vers des estaminets de circonstance...

En septembre 1940, je regagne avec fatalisme et la mort dans l'âme le pensionnat de Saint-Joseph.

L'automne 1940 et l'hiver 1941 s'écoulent lugubrement...

La mort de mon grand-père (1869-1941)

Depuis plusieurs jours, grand-père ne quitte plus sa chambre, son état s'aggrave, il ne s'alimente plus, il meurt entouré de notre affection le 11 février 1941 à 2 heures 30 du matin.

Je ressens une profonde tristesse, nous étions si proche, si complice, je suis affreusement malheureux...

(photo : décès)

Les réquisitions allemandes

Au printemps 1941, l'école Saint-Joseph est réquisitionnée par l'armée allemande. Les classes d'enseignement sont réparties dans les locaux disponibles du bourg.

A l'âge de 14 ans, j'interromps ma scolarité et seconde mon père dans les travaux agricoles.

Les fréquentes réquisitions allemandes de bétail, beurre, céréales et pommes de terre attisent notre colère.

Devant la pénurie de produits de première nécessité : sucre, huile, farine, de tabac, de confection, d'hygiène, de médicaments, charbon et d'essence, la mairie distribue aux familles des cartes de ravitaillement.

Lézérouté sous le joug allemand

Au printemps 1943, sous le regard soucieux de papa, des géomètres allemands mesurent les parcelles de Lézérouté.

Quelques semaines plus tard, l'occupant réquisitionne les pâturages des agriculteurs Rouzic et Kermorgant des fermes de Kervédel et Kereunou.

L'organisation Todt construit des bunkers et quatre plates-formes bétonnées pour des pièces d'artillerie.

A Ty-Illioc, un mirador et deux baraques sont érigés.

Devant notre ferme, quatre profonds abris étayés par des planches et des rails de chemin de fer appelés « stollen » par les allemands sont creusés, deux baraques sont placées au nord et au sud, une dépendance de la ferme sert de cuisine, de forge et de stockage aux allemands.

Vue aérienne de Lézérouté

A- Chemin de charretier de Streat Kreiz, chemin du milieu en français devenu après la guerre une route communale.

B - Emplacement des bunkers de Lézérouté

C - Chemin carrossable reliant la route départementale 168 Ploudalmézeau-Lanrivoaré construit par les allemands. Cette route a disparu lors du remembrement.

D - La ferme de Kervézennec

E - Route départementale 168 Ploudalmézeau-Lanrivoaré

F - Chemin de Streat Voan, chemin du haut en français

G - La ferme de Lézérouté

H - Baraque allemande Nord

I - Baraque allemande Sud

J - Stollen (Park-ar-Vilaren, champ de l'enclos en français)

K - Stollen faisant office d'infirmerie

L - La ferme de Kerusfal


Maman, débrouillarde, échange discrètement avec des ouvriers français de la Todt du lait écrémé contre quelques litres d'essence.

Une garnison et une batterie d'artillerie hippomobile s'installent à Lézérouté.

Vue aérienne des bunkers du camps de Lézérouté

Malgré l'indignation et les protestations de papa, sans vergogne, les chevaux allemands vont paître sur nos parcelles et se gavent de trèfle sous les regards goguenards des soldats teutons.

A l'automne 1943, un détachement de soldats russes renforce la garnison. Râblés, robustes, frustes, les « Vlassov » vont rapidement semer l'inquiétude et la terreur dans les campagnes.

La construction du mur de l'atlantique

Le dimanche après la grand-messe, le truculent garde-champêtre François Mazé, après un roulement de tambour, proclame la liste nominative des réquisitionnés.

Avec nos charrettes, pelles et pioches à la main, sous la contrainte et la vigilance germanique, sans enthousiasme et avec une évidente mauvaise volonté, nous creusons des fossés antichars, des tranchées, des trous individuels de combat, nous plantons des pieux anti-planeurs, nous convoyons de Brest à Ploudalmézeau des munitions, des obstacles de plage et le matériel indispensable à la construction du mur de l'atlantique.

Un jour du mois de juin 1943, un sergent allemand m'ordonne de transporter avec ma charrette des sacs de ciment du port de Portsall à l'île de Carn. Je désobéis et prends avec mon chargement la poudre d'escampette. Arrivé à Lézérouté, je dissimule dans une grange sous les regards incrédules et inquiets de mes parents ma précieuse cargaison.

Deux jours plus tard, je suis encore requis pour des travaux de fortification, le sous-officier teuton, le doigt menaçant,  pointé dans ma direction me traite de petit filou. Je suis à sa merci, l'affaire se présente mal. Mon avenir est devant moi, incertain...

Accompagné du gradé allemand, je gagne désappointé et accablé Lézérouté. Devant mes parents terrorisés et effondrés, je dépose les sacs de ciment subtilisés à la glorieuse et invincible armée allemande dans ma charrette et les débarque penaud sur l'île de Carn.

Le retour en charrette est lugubre, assis côte à côte, mon sergent allemand pédagogue et moralisateur m'offre une leçon d'honnêteté dans le style qui vole un œuf vole un bœuf...

Je balbutie des excuses... Mon sergent bon prince, satisfait, pardonne ma malheureuse inconséquence, je suis soulagé... L'incident est clos. Aujourd'hui, soixante-six ans plus tard, ému et reconnaissant, je pense souvent à ce brave sous-officier allemand, grâce à sa mansuétude, j'ai échappé au tribunal militaire avec probablement comme sentence une condamnation à mort pour sabotage ou à la déportation dans un sinistre camp de concentration en Allemagne.

Le creusement épuisant d'un fossé anti-chars à Ploudalmézeau avec mes camarades réquisitionnés reste un souvenir amer. Ce fossé comblé après la guerre est devenu, par la suite, la rue Tanguy du Chatel.

La rue Tanguy du Châtel
Ruetanguy-chatel.JPG


Début avril 1944, l'activité aérienne des alliés s'intensifie, nous sommes quotidiennement survolés par des vagues de bombardiers. Nous vivons dans la hantise d'un délestage de bombes par un avion anglo-américain en difficulté. Le largage par l'aviation alliée de tracts sur la région réconforte notre espérance en une prochaine libération.

Les allemands sont de plus en plus irascibles, tatillons et nerveux. La présence de l'occupant devient insupportable...

Notre expulsion de Lézérouté (mai 1944)

En mai 1944, sans ménagement et ni préavis, l'occupant allemand nous expulse de notre ferme. Nous sommes généreusement hébergés avec notre bétail dans les fermes de Kergogan chez la famille Jaffrès et à Porastel-Ruz chez Madame Vigouroux dont l'époux Gabriel est prisonnier de guerre en Allemagne.

Le mardi 6 juin 1944, au bourg de Ploudalmézeau, une incroyable nouvelle circule : les alliés ont débarqué sur les plages de Normandie.

Des renforts allemands en tenue de combat venus du secteur de Brest en camions militaires et en autocars civils réquisitionnés renforcent les défenses côtières, l'agitation guerrière est à son paroxysme.

Le drame du 6 août 1944

Le dimanche 6 août 1944, j'assiste à la grand-messe de 10 heures. Vers 10 heures 30, des coups de feu retentissent. Quelques minutes plus tard, l'office est interrompu. Les fidèles inquiets évacuent l'église Saint-Pierre.

Un cordon de soldats allemands encercle la place du Chanoine Grall. Des adultes dont monsieur Joseph Morel, gérant de l'épicerie « La Léonarde » nous supplient de regagner rapidement nos domiciles.

Accompagné de Gabriel Laot de la ferme de Guitalmézé-Coz, je prends la direction de la route de Saint-Renan.

Au niveau du cimetière communal de Ploudalmézeau, un cheval aux naseaux fumants, blessé au poitrail est immobile. A quelques mètres gît dans un fossé un officier russe de l'armée Vlassov, ses bottes débordent sur la route.

Avant le hameau de Saint-Roch, une voiture à cheval nous dépasse conduite à vive allure par monsieur Yves Cozien du hameau de Tronjoly, sur le banc arrière, je reconnais Gabriel Bizien de la ferme de Gouranou, le visage tuméfié encadré par deux militaires de la Wermacht aux visages haineux, leurs revolvers braqués, menaçants.

Nous sommes arrêtés pour un contrôle d'identité par une patrouille de soldats russes, inexplicablement, Gabriel Laot est frappé violemment à coups de crosse de fusil, le visage ensanglanté, il s'écroule dans un fossé, mais aussi incroyable que cela puisse paraître, je suis épargné.

Je dépose Gabriel Laot, titubant, à son domicile. Prudemment, je regagne à travers champs, la ferme de Kergogan.

En début d'après-midi, en compagnie de mon frère Gabriel, nous allons au hameau de Coat-Huella. Nous longeons le chemin de terre de Streat Voan bordant le camp de Lézérouté.

Des plaintes, des gémissements et des hurlements inhumains nous glacent d'épouvante.

A Coat-Huella, nous apprenons avec consternation et effroi les raisons de l'arrestation de Gabriel Bizien fils.

Gabriel Bizien Héros et martyr de la Résistance

« Des combattants FFI embarqués sur un camion ont abattu au bourg un officier de l'armée Vlassov, médecin au camps de Lézérouté. Le camion des FFI moteur à plein régime prend la direction de la route de Saint Renan et percute au niveau de la garenne du Sanou, entre Saint Roch et Guitalmézé Coz, le troupeau de moutons de Gabriel Bizien Père, quatre bêtes sont tués sur le coup, paniqué, le camion FFI s'éloigne vers une destination inconnue. Soupçonné, Gabriel Bizien Fils, âgé de 20 ans, est arrêté à l'intérieur de la mairie, molesté, il est brutalement transféré par les allemands au camps de Lézérouté »

En soirée, nous allons abreuver nos vaches à la rivière jouxtant la fontaine et le lavoir de notre ferme.

Des soldats russes, animés d'intentions belliqueuses, casqués et fusils pointés en notre direction, nous interdisent l'accès à la rivière. Avec une indicible inquiétude nous regagnons, troupeau en tête, Kergogan. Cette journée nous parait interminable.

La retraite allemande

L'officier russe abattu au bourg est transporté à Lézérouté. Le corps est déposé en compagnie de deux soldats russes tués mystérieusement sur la ridelle d'une charrette. Au cours d'une brève cérémonie militaire, les trois soldats Vlassov sont mis en terre. A la fin des hostilités, ils seront exhumés et enterrés au cimetière communal de Ploudalmézeau.

Au lointain, le bruit sourd des canons américains s'intensifie...

Le lundi 7 août, une agitation frisant l'hystérie gagne la garnison. Les russes réquisitionnent les charrettes, les chevaux et les cultivateurs des fermes de Ty-Illéoc, Coat-Huella, Stang-an-Haol, Kergogan, Kerguenez, Kervezennec...

Au fil des heures, la confusion et la panique gagnent la soldatesque. Ordres et contre-ordres se succèdent. Surexcités, enragés, les russes détruisent le matériel intransportable, versent dans une excavation des caisses à munitions, du menu matériel d'infanterie, des bicyclettes...

Les baraques sont la proie des flammes, deux bunkers sautent dans un fracas épouvantable.

Quelques souvenirs matériels de l'occupation de Ploudalmézeau

Papa et son attelage sont requis, profitant du désordre général, il dissimule sous les frondaisons ombragées d'une prairie sa charrette et se camoufle sous une meule de paille. Il réapparaît à notre joie et à notre grand soulagement trois jours plus tard hilare et triomphant.

Le soir à la tombée de la nuit, la garnison et le convoi d'agriculteurs réquisitionnés quittent Lézérouté et retraitent vers Brest via Plourin, Brélès et Saint Renan.

Bunkers de Lézérouté
Bunkers de Lézérouté
Bunkers de Lézérouté
Bunkers de Lézérouté
Bunkers de Lézérouté
Bunkers de Lézérouté
Bunkers de Lézérouté
Bunkers de Lézérouté
Bunkers de Lézérouté


Le mardi 8 août 1944, avec prudence, nous inspectons le camp abandonné de Lézérouté. Un silence de mort plane. L'odeur de brûlé est partout. Le sol est jonché de débris. Nous reprenons possession de notre ferme trois mois après notre expulsion : elle est miraculeusement intacte. A notre grand soulagement, le corps principal du bâtiment et les dépendances n'ont pas été piégés par l'occupant.

Avec François Le Dreff de la ferme de Stang-an-Eol, nous découvrons avec horreur le corps martyrisé, ensanglanté de Gabriel Bizien.

Cette atroce tragédie est le souvenir le plus sombre de l'occupation.

La libération de Ploudalmézeau (août 1944)

Vers la mi-août, les cloches de l'église Saint Pierre carillonnent à toute volée, la 29ème division d'infanterie des Etats-Unis d'Amérique libère Ploudalmézeau.

Des soldats américains inspectent les installations militaires de Lézérouté. Sympathiques et débonnaires, ils nous offrent avec abondance du chocolat, des bonbons et de savoureuses cigarettes blondes, je confond du tabac à chiquer avec une tablette de chocolat, je suis la victime d'une inoubliable diarrhée !

Des camps de toile de tentes sont dressés sur les parcelles de Park-ar-Had et Goarem-Hir, champ de la graine de navet et de la longue garenne en français.

Nous échangeons du lait, du beurre et des œufs contre des conserves, des tablettes de chocolat, des confiseries et des cartouches de cigarettes.

Je suis ébloui et fasciné par la modernité des véhicules de combat américains. Sur les routes, c'est un va-et-vient incessant de convois militaires.

Vers la fin septembre, les troupes américaines quittent le secteur pour l'est de la France.

Souvenirs du séjour des soldats américains : sur un brancard reposent un casque, une tenue de combat, boîte de ration, etc...

La capitulation allemande

En mai 1945, l'Allemagne nazie ensanglantée, dévastée capitule sans conditions. Les prisonniers de guerre rejoignent après cinq années d'une interminable captivité leur famille et leur exploitation.

8 mai 1945 : le Ouest-France annonce la Capitulation allemande

Les années d'après guerre

Mon service militaire

Le 19 mai 1946 le jour de la Saint Yves, j'effectue en Allemagne à l'âge de 19 ans mon service militaire au 6ème régiment de Chasseurs Africains en garnison à Saint Wendel dans la Sarre en zone d'occupation française.

Yves Bégoc pendant son service militaire

Aîné d'une famille nombreuse, soutien de famille, je suis libéré par anticipation en décembre 1946 et regagne avec joie Lézérouté.

En 1947, des émeutes éclatent, des grèves paralysent les mines de charbon du nord de la France et les principaux ports français, l'affolement est général.

Rappelé par l'armée, je cantonne avec mon régiment au nord d'Arras.

La situation politique et sociale se stabilise, je suis libéré de mes obligations militaires.

La jeunesse agricole chrétienne

En 1948, j'adhère avec conviction au mouvement de la jeunesse agricole chrétienne, la fameuse JAC. Notre devise est « voir, juger, agir ».

En 1949, je deviens le responsable local du mouvement. Nous participons avec succès aux fêtes locales. Nous organisons des concours de poésies, de chants, des veillés, des kermesses, des séances théâtrales et des conférences.


Groupe théâtral de la Jeunesse Agricole Chrétienne en 1950
Groupe théâtral de la Jeunesse Agricole Chrétienne en 1950
Groupe théâtral de la Jeunesse Agricole Chrétienne en 1950


En 1951, nous accueillons à Ploudalmézeau le congrès départemental de la jeunesse agricole chrétienne. Un élan fraternel nous unis.


Discours d'accueil d'Yves Bégoc


1951 - Kermesse de Ploudalmézeau, Char décoré par la JAC. A gauche Yves Bégoc et à droite jeunes gens de la JAC

Mon mariage (1953)

En 1953, lors d'une réunion familiale, je fais la connaissance d'une jeune fille, Marie-Thérèse âgée de 21 ans, fille d'un agriculteur de la ferme de Kersimon en Coat-Meal.

Nous nous fiançons, elle est mon espérance. Nous nous marions le 9 avril 1953, mon épouse devient l'irrésistible amour de ma vie.

Ma femme s'installe à Lézérouté. Elle donnera naissance à cinq enfants : Gilbert, Anne-Marie, Claude, Michel et Véronique.

Yves Bégoc et sa famille en 1969

En 1958, j'achète mon premier tracteur un superbe Massey Ferguson.

La révolution agricole est en marche. J'investis dans un élevage de porcs, puis je me lance dans la culture de la pomme de terre.

Le remembrement modifie le paysage rural, les talus et les chemins creux disparaissent. L'unification des parcelles va permettre la modernisation et la mécanisation de l'agriculture bretonne.

En 1958, après une courte maladie, papa décède à l'âge de 61 ans. Maman s'éteint avec dignité en 1971. Ils reposent au cimetière communal de Ploudalmézeau.

En 1968, l'exploitation de mon beau-père à Kersimon en Coat-Meal, propriété de la famille Fortin de Ploudalmézeau, est mise en vente. Je suis acquéreur, pour la première fois, un Bégoc est propriétaire de ses terres, mon grand-père, mon père doivent au paradis des Anges être fiers...

Je quitte avec mélancolie la ferme de mon enfance... et m'installe en toute confiance à Kersimon.

La ferme de Kersimon en 2009

Mon engagement syndical

En 1964, je suis élu président du syndicat des producteurs de plants de pommes de terre de Ploudalmézeau, en 1965, président régional et en 1971, je deviens le président de la fédération nationale de France.

Yves Bégoc Président de la fédération française des producteurs de plans de pomme de terre

Pendant mes absences dues à mes obligations syndicales, mon épouse gère avec une efficacité exemplaire et intelligence l'exploitation familiale.

En 1975, je suis fait chevalier puis en 1990 officier du mérite agricole.

Yves Bégoc reçoit sa médaille en 1990, entouré de ses petits enfants

Epilogue

En 1982, mon fils Claude me succède à la tête de l'exploitation. Retraité de l'agriculture depuis 1989, en compagnie de mon épouse, nous vivons des jours heureux et paisibles, loin des tourments du passé, mais jamais las de croire en l'avenir.

La fraterie Bégoc en 2002. De gauche à droite : Joseph, Yves, Célestine, Jean, François et Pierre

Remerciements

Madame et Monsieur Yves Bégoc pour leur confiance, leur patience et leur gentillesse à notre égard.

La Maire de Ploudalmézeau

La direction, le personnel et les pensionnaires de la maison de retraite Alexis Julien de Ploudalmézeau.

Monsieur Jo Gélébart

Monsieur Igor de Saint Roch

Madame Guevel-Michel, responsable de l'espace multimédia « La clé des champs » de Ploudalmézeau.


Sources

Archives photographiques famille Yves Bégoc

Archives photographiques et documents Hervé Farrant, Philippe Boismal et Gildas Saouzanet.

Note manuscrite de Yves Bégoc (1971)


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