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Toussaint à Plougastel en 1912

Le journal "Le Gaulois" a publié cette description par Charles Le Goffic de la tradition de la Toussaint à Plougastel en 1912 :

« (...) Je me sentais donc assez désemparé, en cette grise après-midi de la Toussaint, veille des Trépassés[1], qui me surprenait au milieu d'un bourg dont l'intérêt archéologique se résume aux quelques pieds carrés de son calvaire. Les vêpres des morts venaient de s'achever et je flanais mélancoliquement sur la place, parmi la bigarrure des cornettes blanches, des corsages violets, des pantalons de berlingue brun, des vestes bleues soutachées de vert et des jupes noires liserées d'orange, quand le sacristain de la localité passa devant moi avec un panier rempli de petits pains. Machinalement, je le suivis des yeux et je vis qu'il entrait dans une maison voisine, se signait, remettait un de ses pains, empochait quelque monnaie, et recommençait le même manège un peu plus loin. Les sacristains de Bretagne exercent généralement un métier auxiliaire, et il se pouvait à la rigueur que celui-ci fut boulanger ou fournier[2] en même temps que sacristain. Mais d'autre part, il n'est point d'usage que l'on distribue le pain dans l'après-midi, et moins encore qu'on se signe en le distribuant. Et enfin il ne s'agissait point céans de tourtes ni de miches, mais de ces manières d'échaudés qu'on appelle là-bas des pains mollets. Intrigué, je me faufilai à travers les groupes et, comme l'étrange colporteur entrait avec le restant de sa tournée dans un débit de la place, j'arrivai assez tôt pour l'entendre qui, après avoir esquissé un signe de croix, demandait en breton à l'hôtesse :

« - Désirez-vous un pain des âmes ? »
« - Oui, s'il plaît à Dieu », répondit l'hôtesse qui se signa elle aussi en prenant le pain, tendit une pièce d'argent au sacristain, enveloppa son achat dans une fine serviette de toile blanche et l'alla serrer incontinent dans un tiroir du vaisselier.

Le bara an anaon, le "pain des âmes" !.. Je tenais la clef du mystère. On est encore persuadé, en Bretagne, qu'à certains jours de l'année, les défunts quittent leur sépulture et réintègrent les maisons qu'ils habitaient de leur vivant. Sur la table de famille, dans certaines paroisses du Léon et des Montagnes-Noires, on dispose à leur intention les éléments d'une frugale réfection nocturne, kik-saezon, crêpes et laitage: les hôtes du logis se partagent au matin les reliefs de ce past mortuaire, et c'est leur façon de communier avec l'esprit des ancêtres.

Bien entendu, la coutume du bara an anaon est née de cette croyance, nullement particulière aux Bretons d'ailleurs, et qu'on retrouve chez tous les peuples de race aryenne[3], en un prolongement matériel et souterrain de la vie des âmes. Mme Kervarec, dans le débit de laquelle j'étais entré à la suite du sacristain, m'expliqua fort aimablement que c'est la fabrique de l'église paroissiale qui commande aux boulangers le bara an anaon. Autant de ménages, autant de pains mollets. Prix minimum de l'échaudé mortuaire : deux "blancs" (10 centimes) ; mais la générosité de l'acheteur peut pousser jusqu'à l'écu et même au-delà. Ce ne sont point les « âmes » qui s'en plaindront, puisque le produit de la collecte sera remis au clergé qui l'emploiera en services et messes pour le repos des trépassés. Le soir venu cependant, à la table de famille, après les « prières des défunts », le "pain des âmes", tiré de sa blanche enveloppe, est partagé entre les assistants. Chacun se signe avant de manger son morceau. Et voici le plus touchant peut-être, car il est rare que, dans ces pays maritimes, la table de famille soit au complet : la part des absents est réservée et précieusement mise de côté dans l'armoire où l'inquiétude des mères ne tardera pas à la consulter.

« - Ces morceaux de pains sont donc sorciers ? » demandai-je avec étonnement.
« - Ils sont sacrés, c'est tout ce que je sais », répondit mon hôtesse, « et l'on peut donc les consulter sans faire de péché : s'ils se conservent en bon état, c'est signe que tut va bien pour l'absent ; s'ils viennent à moisir, c'est signe que sa santé se gâte ou que sa vie est en danger. Les pains n'ont jamais trompé personne. »
« - Ma foi, je serais volontiers de cet avis », confirme un campagnard qui assiste à la conversation, « j'ai fait mon « congé » [4] à Toulon et en escadre ; je n'ai pas été malade un seul jour pendant ces quatre années de service. Aussi, en rentrant à la maison, j'ai trouvé mes quatre morceaux de pain secs comme du bois... »

Cela est dit sans sourire, d'un ton grave et convaincu, par un homme encore jeune, un chulot[5]), comme on appelle ici les membres de l'aristocratie terrienne, bien pris dans son antique pourpoint bleu-de-roi à boutons de nacre et qui parle le français avec autant d'aisance que le bas-breton. Le cas n'est point rare à Plougastel, dans cette cellule peut-être unique de l'organisme national qui ressemble à un rêve de Le Play[6] réalisé à l'extrémité du territoire, tant la vie privée y est bien accordée au rythme de la vie collective et le respect de la tradition associé à la compréhension des formes les plus savantes du progrès économique ! Heureux pays, me disais-je, où l'individu, fortement encadré par le syndicat agricole dans son groupe social, l'est encore comme autrefois par la frairie dans son groupe spirituel ! Et, comme j'en étais là de mes réflexions, une sonnerie lente et musicale gémissante sur quatre notes espacées et toujours les mêmes : do-la-sol-fa, me fit lever les yeux interrogativement vers mon hôtesse.

« - Le glas noble », m'expliqua-t-elle. « On ne le sonne que pur les grands enterrements ou pour la vigile des Trépassés. le glas du commun se sonne à deux cloches seulement... Mais hâtez-vous, Monsieur : puis que ces coutumes paraissent vous intéresser, il n'est que temps, si vous voulez assister dans l'ancien cimetière à l'adjudication du gwezen an anaon ou "arbre des morts" ; sa mise aux enchères a dû commencer avec le glas... »

Cette fois encore, un complément d'explication n'eût pas été inutile ; mais le temps pressait et le plus sage me parut de courir au cimetière. Je n'y arrivai malheureusement que pour assister à la péripétie finale de la pièce. Du socle de la croix, qu'il avait pris pour estrade, mon fournier- sacristain de naguère, transformé en crieur public, levait vers la foule massée sur le placître une sorte de grand candélabre en bois tourné dont les branches, au lieu de chandelles, portaient des pommes, de belles pommes rouges, à chacune de leurs extrémités.

« - Vingt-huit livres dix sous... Personne ne met au-dessus ?... Adjugé ! »

J'étais navré. Quelqu'un me tira par la manche. C'était le chulot du débit qui m'avait suivi sur le placître et avait remarqué ma déconvenue...

« - On vend des arbres semblables dans chaque breuriez ou frairie », me dit-il, « et on procède généralement à leur adjudication qu'après celle de l'arbre paroissial. En un quart d'heure de marche, vous pouvez être rendu à la Fontaine-Blanche, la frairie la plus proche. Je vais moi-même de ce côté. Donc, si le cœur vous en dit... »

L'invitation ne pouvait tomber plus à propos. Chemin faisant, mon compagnon me fournit tous les éclaircissements désirables sur l'institution des arbres mortuaires. Ces arbres ne sont pas tous en forme de candélabres. Il en est de beaucoup plus simples, comme celui de la frairie Saint-Trémeur, qui est un petit if de trois mètres de haut environ ; le tronc en est écorcé, les branches taillées en pointe, et l'on entre d'autres branches artificielles dans le tronc pour multiplier les saillies. Sur chacune de ces saillies, une quarantaine environ, on pique une pomme rouge...

« - Et pourquoi une pomme ? » demandai-je curieusement.

Mon guide l'ignorait et ses compatriotes, m'assura-t-il, n'étaient pas mieux renseignés. Comme il arrive si souvent en Bretagne, le rite s'est perpétué, mais sa signification s'est perdue.

« - À moins pourtant », me dit-il après un moment de réflexion, « que ce ne soit par allusion à la pomme qui provoqua la chute de notre premier père. »
« - L'arbre des âmes serait donc une réplique bretonne de la pomme du Paradis terrestre ? »
« - Peut-être, mais je ne vous le garantis pas. »

La réserve du chulot est bien explicable et il se pourrait fort en effet que l'origine du gwezen an anaon n'eût rien de biblique : ce peuple est si pénétré encore du vieux naturalisme aryen ! Tant y a que, le soir de la Toussaint, à Plougastel-bourg et dans les quinze ou vingt frairies de la paroisse, des arbres de cette sorte sont mis aux enchères, et poussés parfois jusqu'à 30 ou 40 francs par leur dernier enchérisseur. L'acquisition de l'arbre des âmes est généralement le rsultat d'un vœu.

« - C'est ainsi », me dit en substance mon guide, « que, quand un ménage frappé de stérilité désire avoir un enfant, il promet, s'il est exaucé, de se porter acquéreur, au nom de l'enfant à naître, d'un gwezen an anaon. L'adjudication faite, une interversion des rôles se produit et, d'adjudicataire, l'acquéreur de l'arbre se transforme en vendeur au détail. Mais comme les quarante pommes de cet arbre ne suffiraient pas aux demandes de la clientèle, notre marchand improvisé s'en procure quelques centaines d'autres qui, baptisées comme les premières aval an anaon ("pommes des âmes"), se débitent au même tarif, soit un et deux sous pièce. Bien entendu, le produit de la vente des fruits, défalcation faite du prix d'achat, est vers au clergé par l'adjudicataire de l'arbre. Quand à l'arbre lui-même, tantôt l'adjudicataire le dépose dans la chapelle de la frairie, tantôt il le garde comme un porte-bonheur dans sa maison jusqu'à la Toussaint suivante, époque où il l'en sort, le pique de nouveaux fruits et le met aux enchères, soit directement s'il est membre d'une frairie suburbaine, soit par l'intermédiaire du sacristain s'il appartient à la frairie paroissiale... Mais nous voici rendus, Monsieur, la chapelle de la Fontaine-Blanche est devant vous et là, sur les marches du calvaire, se tiennent côte à côte le vendeur de l'arbre, le vendeur de pommes et le vendeur des pains... »

Le soir tombait : ses premières ombres descendaient les pentes du Ménez-Hom, dont on voyait moutonner les quatre cimes violettes à l'horizon ; aux brèches du grand plateau dénudé qu'elles bastionnent vers le sud-ouest, des morceaux de mer luisaient sourdement comme des incrustations d'étain ; une combe s'ouvrait à nos pieds dans l'éclaircie du feuillage et, de cette combe solitaire, entre la limpide fontaine qui lui a donné son nom et le calvaire signalé par mon guide, se levait le pignon fleuronné de la jolie chapelle que les anciennes chartes saluaient la rose du monachisme armoricain, rosa monachorum, et qui était, jusqu'à la Révolution, un prieuré de l'abbaye de Daoualas.

La légende veut qu'à cette même place, jadis, une antique chapelle s'érigeât. Comme elle tombait en ruines, on déménagea la statue de la Vierge et on la logea dans l'église paroissiale. Mais, à la faveur de la nuit, la statue prit sa volée : on la retrouva le lendemain au milieu des ruines, dans une touffe de sureau. Derechef on la transporta au bourg et derechef elle retourna clandestinement à son buisson fleuri. Il fallut la laisser et construire pour l'y abriter une chapelle toute neuve qui, avec sa rosace trilobée et son riche portail aux arcs en contre-courbe, n'a pas sa rivale dans toute la Cornouaille du nord. La belle dame qui l'habite reçoit, au 15 août et au lundi de Pâques, l'hommage solennel des pèlerins : mais il lui survient, à certaines nuits, des visites plus mystérieuses : de la chapelle du Relecq[7] en Léon, une lumière se met en route, franchit l'Élorn et pénètre dans la chapelle de la Fontaine-Blanche par la petite porte de la nef. Un instant, elle s'arrête devant l'autel, puis continue sa promenade et va se perdre dans les lointains du Ménez-Hom, couronnés par une autre chapelle de Marie[8].

« - C'est la Vierge du Relecq », vous disent les bonnes gens, « qui vient rendre visite ses cousines de Cornouaille !.. »

Pour le moment, le petit placître qui s'étend devant la chapelle n'est pas très animé. Il ne s'y voit, avec les trois vendeurs, qu'une vingtaine d'assistants, disséminés dans l'ombre des talus et sur les banquettes de la route.

« - Seiz livr ha dek gvvennek ("Sept livres et dix sous") » répète inlassablement le vendeur de l'arbre, un grand gaillard sec et tanné, qui répond au nom magnifiquement barbare de Gourlaoüen Cap. Mais personne ne met de surenchère. L'arbre des âmes, l'arbre sacré de la frairie, payé trente-deux francs l'an passé, va-t-il donc s'adjuger à ce prix dérisoire ? Non ! Une partie des membres de la frairie a dû s'attarder au cimetière après les offices du bourg ; voilà des groupes qui dévalent vers le calvaire et, d'un de ces groupes, soudain, une voix féminine jette avec décision :
« - Eiz livr ("Huit livres") ! »
« - Huit livres et dix sous ! » riposte de l'autre côté de la route une voix moins assurée, celle d'une jeune femme à tête hâve qui tenait jusque là l'enchère et qui se démasque du talus où sa présence nous avait échappé.
« - Neuf livres ! »

La lutte est engagée et elle devient tout de suite palpitante, presque dramatique vraiment entre ces deux rivalités féminines dressées pur la possession de l'arbre porte-bonheur. Quels secrets peuvent se tapir sous ces cornettes en bataille ? Mais visiblement la partie n'est pas égale entre les deux adversaires. À mesure que la criée se poursuit, la voix de la première enchérisseuse faiblit, devient plus hésitante : les ressources de la pauvre femme ne lui permettent sans doute pas de dépasser un certain chiffre.

« - Vingt livres !... Trente !.. . Trente-cinq !... Quarante !... »

Un arrêt, pendant lequel on perçoit un sanglot étouffé, puis le traînement d'un pas qui s'enfonce dans la nuit.

« - Personne ne met plus ? » demande le vendeur... « Adjugé ! »

L'acquéreuse de l'arbre s'en empare avidement. C'est une riche chulotte de la frairie, m'explique mon guide, une Kerandraon du clan des Kerandraon de Kernévénen, dont la tige, à la Saint-Jean dernière, s'est fleurie d'un tardif rejeton.

« - Et l'autre ? la vaincue ? »
« - Une femme de marin. Elle est sans nouvelles de son homme depuis six mois. Elle avait mis son dernier espoir dans l'arbre des âmes ; puisqu'il ne lui est pas resté, c'est que l'homme ne reviendra pas. On ne peut s'engager avec les morts qu'au nom des vivants. »

(Charles Le Goffic, La Toussaint à Plougastel, journal "Le Gaulois" n°12803 du 2 novembre 1912[9])

Notes et références

  1. La fête des morts est fixée au 2 novembre, même si l'habitude a été prise de les fêter dorénavant le 1er novembre, jour de la Toussaint
  2. Celui qui tient un four à usage collectif
  3. L'emploi d'un vocabulaire racialiste était commun à l'époque
  4. Engagement dans la marine car la durée du service militaire était de 2 ans à l'époque et fut portée à trois ans en 1913
  5. Un julod (graphie plus courante désormais), c'est-à-dire un paysan aisé en breton
  6. Frédéric Le Play est un peseur réformiste du XIXème siècle, qui prônait les corporations, le paternalisme pour favoriser l'entente sociale
  7. Chapelle de l'abbaye Notre-Dame-du-Relecq (abbaye du Relec), dans la commune de Plounéour-Ménez
  8. La chapelle de Sainte-Marie-du-Ménez-Hom
  9. Charles Le Goffic, La Toussaint à Plougastel, journal "Le Gaulois" n°12803 du 2 novembre 1912
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