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De Wiki-Brest

Extrait des mémoires de Noble Sissle

Sans autre incident que ceux du quotidien de la vie de soldat, c'est le 1er janvier 1918, dans les tourbillons et les rafales aveuglantes d'une tempête de neige pareille à celle que nous avions essuyée en quittant New York, que nos troupes se ruèrent par-dessus le bastingage du brave « Pocohantas », accueillies par les hurlements des sirènes et les bravos des marins français qui manoeuvraient le chaland sur lequel nous étions transbordés. Voilà comment nous avons touché terre, dans le port de Brest, première unité noire américaine de combat à fouler le sol de France.

Alors que les instruments de musique les plus encombrants auraient du voyager dans des conteneurs et des caisses à l'épreuve des chocs, et attendre donc leur déchargement avec le reste de la cargaison, le colonel Hayward nous avait donné l'ordre de garder nos instruments et à peine étions-nous à terre que l'ordre est tombé de jouer

Le premier air sélectionné par Lt Europe était la Marseillaise. La première note émise, les marins et les soldats français qui étaient dans les parages ne parurent guère identifier les cadences de leur hymne national. Au début nous n'étions pas non plus capables de saisir le pourquoi de cette absence visible de reconnaissance de l'hymne national et de cette attention que tout soldat manifeste automatiquement quand on le joue. Mais soudain, après que la formation eut joué huit ou dix mesures, les visages exprimèrent l'étonnement, puis très vite une attention aiguisée, sur le qui-vive, le tout terminé par un salut militaire général.

Ce n'est qu'un bon moment après que nous avons compris pourquoi les français avaient été si lents à nous prêter l'oreille. Et seulement en entendant les Français exécuter leur air national. C'était comme un cantique joué à l'orgue, leur interprétation et ça nous a pris quelques secondes pour réaliser que l'orchestre français jouait la Marseillaise. En tout cas, après avoir joué notre hymne national et la Marseillaise en un bon peu de circonstances, nous avons vu qu'une interprétation guerrière, rythmée, inspirée, des hymnes nationaux plaisait aux Français. En fait, ça les transportait à un degré bien plus haut que ne le faisaient leurs propres orchestres. C'était l'interprétation inhabituelle de leur hymne qui expliquait le retard des soldats et des marins français à se mettre au garde-à-vous.

Tout de suite après que Lt Europe eut joué deux ou trois morceaux dûment choisis dans le port de Brest, on est parti et on nous a chargé dans des wagons français ; et pour la première fois on a compris ce que voulait dire « huit chevaux quarante hommes » parce que ces wagons étaient prévus aussi bien pour huit chevaux que pour quarante hommes : en l'occurrence, c'était au tour des hommes d'être convoyés. Alors, avec armes et bagages, nous nous sommes écroulés dans ces petits « wagons », comme ils disent, quarante par wagon et, comme c'est la règle à l'armée, sans qu'on sache où nous allions. Les Français, qui braillaient avec excitation dans un charabia incompréhensible, ont fini par fermer les portes latérales des wagons, le petit sifflement aigu familier de la locomotive nous a vrillé les oreilles et nous voila partis.

J'aimerais seulement me remémorer la moitié des réflexions qui vinrent spontanément aux soldats suite à leurs premières impressions de France. Je me souviens en tout cas du sujet principal des conversations : le fait qu'on avait voyagé à travers toute l'Amérique en voitures Pullman, ou au minimum en place assise dans des voitures de première classe et en bus et que maintenant, on n'était même pas dans un wagon de fret de première classe mais dans un wagon à bestiaux. Le contraste entre la dure réalité de la guerre et la vie tranquille de la paisible Amérique envahit peu à peu à nos consciences.

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