Description de Brest, du Léon et d'Ouessant en 1844
Lieux et monuments
Jules Janin, dans La Bretagne, livre publié en 1844, fait cette description de Brest (l'orthographe d'époque a été respectée):
Brest, ce n'est pas la Bretagne, mais c'est la France ; c'est le port ouvert aux nations pacifiques, mais fermé aux nations conquérantes. Brest est plutôt un port qu'une ville, plutôt un arsenal qu'un port. À peine êtes-vous entré dans ces rues turbulentes où se heurtent les soldats, les marins, les étrangers, les marchands, les voyageurs de tous les pays du monde, vous ne songez plus que vous êtes en Bretagne. (...) Le vrai fondateur de Brest, c'est Richelieu[1], c'est Louis XIV ; vous ne songez qu'à pénétrer dans les mystères de cette force placée au bord de l'Océan : l'arsenal, le bagne, les canons, les vaisseaux, « armées et millions, la force de la France entassée au bout de la France, tout cela dans un port où l'on étouffe entre ces deux montagnes chargées d'immenses constructions » [a dit Michelet[2]]. Brest est le point de départ et le point d'arrivée ; qui arrive là vient d'une tempête, il y va ou il y retourne ; on n'entend dans ces rues stridentes que le cri des travailleurs, le bruit des marteaux, la chaîne des forçats ; on n'y sent que l'odeur du goudron, de la poudre et de la mer. Brest, comme ville maritime, date de 1630. Il y avait bien le proverbe : Qui n'est pas maître de Brest n'est pas duc de Bretagne. (...)
La ville est posée au bord d'une rade immense ; cette rade est d'un mouillage solide, fortement abritée, fermée de toute part. La nature avait préparé le travail de M. Vauban de façon formidable. Sa position à l'extrémité de la France, tout en face de l'Angleterre et de cette Amérique dont le rôle s'agrandit de jour en jour, ajoutait à l'importance de ce rempart. On songea donc à fortifier la passe étroite, le goulet qui forme l'unique issue de cette rade ; on creusa le Penfeld [3]pour en faire un port ; on construisit, sur les deux rives, des arsenaux, des magasins ; enfin, quand tout fut prêt, M. Vauban vint lui-même à Brest pour diriger les fortifications du port et de la ville.
À la seule annonce de ces grands travaux, la Bretagne s'agite et s'inquiète. Qui donc ! On creuse le port, on enlève les terres, on apporte des canons, donc la liberté de la Bretagne est menacée ! En conséquence, le Parlement de Bretagne fait défense aux maîtres de forges de fondre des canons ; il fait défense aux propriétaires des forêts du Faou et de la Forêt du Cranou[4] de livrer leur bois à la marine royale. Le roi de France fut plus fort que le Parlement de Bretagne : on fit venir des canons du Nivernais ; on prit, de force, tout le bois nécessaire. Pour élargir le Penfeld, il fallait briser des masses de granite ; elles furent brisées. En même temps, dix vaisseaux de ligne et six frégates se construisaient sur ce formidable chantier, sous l'inspection de Maître Laurent Plubac, charpentier du roi. On ne résistait pas à Richelieu, de même que l'on ne résistait pas à Louis XIV.
Recouvrance[5], qui était jadis une ville à part, fut réunie avec Brest dans l'enceinte fortifiée des mêmes murailles ; rien ne fut négligé de ce qui pouvait ajouter à l'ensemble de ces remparts. On menait de front le port à creuser, les forteresses à bâtir, la formation des équipages ; la côte fut étudiée et sondée de Belle-Isle [Belle-Île-en-Mer] à Saint-Malo ; on dressait en même temps la carte de Brest ; on bâtissait l'hôpital, on forgeait des ancres, on armait de canons le Goulet et les côtes du Conquet. Des ingénieurs français furent envoyés dans toutes les places fortes de l'Angleterre et de la Hollande pour étudier l'art difficile de la construction navale. Les murailles bâties, le port creusé, les canons armés sur les hauteurs, les navires achevés, la Bretagne, un peu par force, beaucoup par instinct et pour la gloire, fournit les équipages de ces vaisseaux, de ces frégates.(...)
Brest occupe une place immense dans nos annales maritimes : du port de Brest est parti la frégate qui portait reconnaissance des États-Unis par le roi de France ; la Belle Poule[6] commença le feu contre l'Angleterre, sortait du port de Brest ; la flotte de combat d'Ouessant (27 juillet 1778) sortait du port de Brest ; blessé à mort, du Couëdic[7] revint à Brest pour y mourir ; la Boussole et l'Astrolabe, commandées par La Peyrouse [La Pérouse][8] sont sorties du port de Brest. (...)
Du Cours d'Ajot, admirable promenade qui domine le port de Brest et que domine le château, on découvre toute la rade, et c'est là un grand spectacle. À l'ouest s'étend, menaçante, imprenable, la presqu'île de Quélern[9] ; au sud Lanveau (Lanvéoc) ; à l'est, la presqu'île de Plougastel et l'embouchure de l'Aulne et de l'Élorn. (...)
Landerneau, la ville des tanneries, jolie petite ville assise dans une vallée fraîche et riante, bornée de tous côtés par ces charmantes hauteurs où tombent mille ruisseaux limpides, infatigables travailleurs. (...)
Saint-Pol-de-Léon (...), c'est la ville cléricale, ville de prière et d'étude, de méditation et de silence. L'église de Saint-Pol est une belle chose. Parmi les nombreux clochers, M. de Vauban admirait fort le clocher de la collégiale du Kreisker, il trouvait que cela était grand et hardi. Si vous voulez retrouver le pittoresque, allez du côté de la mer ; la mer attire toute poésie ; elle est tout l'intérêt, toute la passion de cet admirable paysage ; seule elle s'agite dans cette solitude, seule elle parle dans ce silence. Ce fort là-bas, c'est le fort du Taureau qui veille sur Morlaix. Dans cette tour furent enfermés La Chalotais[10] et son fils. (...)
Plus loin au nord s'étend la mer ; l'île de Bas (Batz), surmontée de son clocher et de son phare ; Roscoff, aux maisons blanchies par l'air salin de la mer, aux fertiles plaines bien cultivées. C'est le jardin de la Basse-Bretagne, de la Bretagne bretonnante ; et ce jardin, moitié légumes et moitié fleurs, envoie au loin ses fruits, ses légumes et ses fleurs. Roscoff, c'est l'abondance champêtre. Chaque parcelle de cette terre fertile, fécondée par l'algue marine, suffit pour nourrir toute une famille. Le Roscovite est un heureux agriculteur ; son champ est sa fortune ; peu de travail, et dans l'année plusieurs récoltes assurées des meilleurs légumes de Bretagne ; une vente facile sur les marchés de Brest, de Morlaix, de Rennes et de Nantes ; la longue charrette des Roscovites touche même aux marchés d'Angers. Le Roscovite est sobre, discret, le bienvenu partout ; il est entreprenant et hardi ; l'un d'eux est venu vendre ses légumes à Paris même en pleine halle. Depuis qu'un bateau à vapeur mène de Morlaix au Havre, les légumes de Roscoff ont accepté ce nouveau marché. Toutes ces campagnes sont d'une fertilité admirable.
Toutes ces côtes sont terribles et redoutables. Vous êtes sur les plages où le droit de bris s'exerçait avec fureur. Là se tenaient, attentifs à la tempête et à la proie, ces hôtes terribles de Kerlouan ou de Guissény, qui ne boivent du vin que quand la mer leur en jette. Mais les mœurs se sont adoucies, le pillage est devenu moins fréquent, l'épave a été mieux respectée, on a même vu les habitants de cette côte sauvage venir en aide à plus d'un équipage sans s'inquiéter du pavillon.
L'habitant du pays de Léon est le plus religieux de la Bretagne entière ; rien n'égale son respect pour les morts : il s'agenouille à [la vue de] la croix de bois qui lui désigne un cercueil, sans même lire le nom du chrétien enterré à cette place. Dans sa prière, il se rappelle même les générations depuis longtemps ensevelies. Quand il n'y a plus de place dans le champ des morts, le Léonais, fidèle au culte des ancêtres, recueille cette sainte poussière dans les plus beaux reliquaires de granite, chefs-d'œuvre d'un art naïf et patient. C'est lui qui élève, aux plus belles places de ses campagnes, ces riches calvaires, en témoignage de la Passion de Notre-Seigneur, drame sincère taillé en kersanton[11] ; rien n'y manque, depuis le clou de la croix jusqu'à l'éponge imprégnée de vinaigre et de fiel. Les calvaires de Saint-Thégonnec, de Plougastel, de Clyden (Cléden-Poher), de Guimilliau (Guimiliau), sont les plus admirables de tous. Entre autres merveilles de la patience et du génie de ces intrépides sculpteurs chrétiens, on remarque le bénitier qui est à Lambol [Lampaul-Guimiliau], auprès de Landivisiau. (...) Mais qui voudrait compter toutes les belles choses des églises de la terre de Léon ? Les ornements, les rosaces, les croix, les autels, les bancs, les chaires sculptées, les riches baptistères et, dans les plus humbles chapelles, l'orgue qui même sa voix formidable aux louanges du Seigneur.
Autant le paysan du pays de Tréguier est vif, emporté, joyeux, autant le Léonais est grave, imposant, recueilli ; il marche à pas comptés, gravement, posément ; son habit est sévère comme son visage ; il a conservé les vêtements noirs amples et flottants, le manteau clérical, le chapeau aux larges rebords et la longue chevelure des anciens Kimris[12]. Tout est sérieux en lui, même sa joie, même sa danse. Belle race d'hommes, aux traits réguliers, aux yeux fiers et pleins de feu. (...)
À l'extrémité du pays de Léon, dans la haute mer, se trouve un archipel qui dentelle au loin l'horizon. Ce sont les îles Molènes (Molène), l'île de Béniguet et l'île d'Ouessant. L'île d'Ouessant, à elle seule, renferme une population de presque trois mille âmes. Rien n'égale la tristesse de ce séjour sans cesse battu par les vents ; pas un arbre, pas un abri sur cette terre de granit. Les hommes seuls grandissent et se développent au milieu des orages ; les femmes surtout sont de haute taille et d'une beauté antique ; la robe est flottante, les cheveux d'une rare beauté ; la coiffure rappelle la belle grâce des Napolitaines. Emprisonné par l'Océan et par l'hiver dans son île, le breton d'Ouessant doit renoncer, pendant les mauvais jours de l'année, à toute communication avec la terre ferme. Un prêtre, un maître d'école, un médecin payé par l'État, un syndic des gens de mer, voilà leurs autorités et leurs magistrats ; quant aux impôts, l'impôt est inconnu : l'île d'Ouessant donne à l'État, non pas de l'argent, mais des hommes. L'île fournit à notre marine des matelots intrépides, élevés de bonne heure à la vie austère ; sur ce roc perdu, on n'a jamais entendu parler d'un mendiant, d'un larron ou d'un homme riche, et on n'y trouve même pas un cabaret.
Ces îles sont séparées des côtes du Conquet par une mer terrible et semée d'écueils. Ce passage du Conquet est l'un des plus redoutables de ces parages. Le phare de l'île d'Ouessant, dont les feux se croisent avec ceux du phare du cap Saint-Matthieu (Saint-Mathieu), sert à guider pendant la nuit les navires qui tentent l'entrée du goulet de Brest et le passage de l'Iroise. Sur le cap même de Saint-Matthieu, à côté de ce phare élevé, aux feux mobiles et à ellipses, se trouvent les débris d'un antique monastère. L'église appartient à la fois à l'art roman et à l'art ogival ; la voûte est crevassée de toutes parts, mais elle a résisté, triomphante, à cette lutte acharnée, furieuse, de huit cents ans de tempêtes et d'orages.
Si vous suivez l'étroit sentier tracé le long des falaises entre la pointe Saint-Matthieu et Le Conquet, vous marchez au milieu des surprises et des émotions. Ces grèves déchirées, ces rescifs [récifs] à fleur d'eau où la mer jaillit en écume aussitôt brisée, ce bondissement et ce chaos qui se livrent en ce lieu un duel éternel, voilà une de ces émotions poétiques auxquelles on ne résiste guère. Le Conquet était, au temps de jadis, une place importante. Après toutes les dévastations du temps et de la guerre, Le Conquet est encore aujourd'hui une très jolie bourgade. Dans l'église de Lochrist, l'église paroissiale du Conquet [à l'époque], se trouve le tombeau de Michel Le Nobletz[13], dernier apôtre de la Bretagne. Éloquent par le courage, par la charité, il eut l'honneur de porter, au nom de l'Évangile, le dernier coup à la religion des druides ; il fut l'apôtre de la Basse-Bretagne. De l'île de Saint (Sein), qui était un repaire des plus affreux pirates, il fit une terre chrétienne et pacifique. La Basse-Bretagne a conservé le nom de son bienfaiteur, et ce nom-là reparaît souvent dans les exhortations du prêtre, que sa paroisse écoute avec respect.
(Jules Janin, "La Bretagne", éditions E. Bourdin, Paris, 1844, consultable http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2051002.r=Roche-Maurice.langFR ; retranscrit et annoté par Henri Moreau)
Notes et références
- ↑ Armand Jean du Plessis de Richelieu, principal ministre de Louis XIII
- ↑ Jules Michel, historien français
- ↑ La Penfeld est un fleuve côtier dont la ria sert de site au port militaire traditionnel de Brest
- ↑ La forêt du Cranou est à cheval sur les communes de Hanvec et du Faou, anciennement paroisse de Rumengol
- ↑ Désormais un quartier de Brest situé sur la rive droite de la Penfeld
- ↑ La Belle Poule (1765) est une frégate de 12 qui fut en service de 1765 à 1780, qui, le 17 juin 1778, combattit la frégate anglaise HMS Arethusa au large de Plouescat
- ↑ Charles Louis du Couëdic (1740-1780), mort des suites de ses blessures contractées lors du combat entre la Surveillante et le HMS Québec, le 6 octobre 1779
- ↑ Jean-François de La Pérouse, 1741-1788
- ↑ Dénommée de nos jours plus couramment Presqu'île de Roscanvel
- ↑ Louis-René Caradeuc de La Chalotais (1701-1785), enfermé un temps au château du Taureau pour avoir été un des responsables de la fronde parlementaire contre Louis XV
- ↑ De nombreux calvaires bretons sont sculptés en "kersantite" ou "pierre de Kersanton", qui doit son nom à un village de la commune actuelle de Logonna-Daoulas près duquel se trouve une carrière
- ↑ Les Kimris est le terme qui désigne l'ensemble des populations qui ont envahi l'ouest de l'Europe pendant l'âge du fer, au début du premier millénaire avant Jésus-Christ, et dont sont issus entre autres les peuples gaulois, dont les peuples armoricains comme les Osismes, les Vénètes ou les Coriosolites, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Kimris
- ↑ Michel Le Nobletz (1577-1652), célèbre missionnaire de la contre-réforme catholique, inhumé jusqu'en 1856 dans l'église tréviale de Lochrist ; ses restes ont été transférés à cette date dans l'église paroissiale actuelle du Conquet